Cuba

5. Le proxénète malgré lui

En route pour le petit port de Baracoa, à mille kilomètres de La Havane. Prostitution et rêve de dollars.

" Donne-moi au moins un petit morceau de savon. " Il a huit ans. Il marchait sur la route avec des camarades, revenant de l'école, quand nous avons arrêté notre voiture. Son uniforme des classes primaires est collé à sa peau par la pluie : la culotte rouge est trop petite, la chemise ouverte est jaunâtre et à bout d'usure (les écoliers sont tenus d'avoir un uniforme : moutarde pour le secondaire, bleu pour le pré-universitaire - les mêmes couleurs que dans l'ex-Union soviétique).

Nous sommes à un millier de kilomètres de La Havane sur la Farola, la route qui coupe la sierra Maestra pour relier la ville côtière de Guantanamo et le petit port de Baracoa, à l'extrémité nord-est de l'île. Dans l'impossibilité de trouver un moyen de transport, nous avons loué une voiture pour trois jours. Avec son immatriculation TU (tourisme), notre Daewoo ne peut passer inaperçue.

Longtemps, Baracoa ne put être joint que par bateau. L'ouverture de la Farola, dans les années 60, fut une grande victoire révolutionnaire. Elle désenclavait une région déshéritée où les vallées sont étroites, et la montagne impénétrable. La révolution devait bien cela aux paysans de cette zone qui avait permis aux barbudos de vivre comme des poissons dans l'eau. Désormais, tous les villages seraient reliés à la vie moderne : les soviets plus l'électricité, programme classique.

L'averse en nappes nous a cueillis au pied de la montagne et nous nous arrêtons fréquemment par manque de visibilité. Dès que l'eau arrive, les pentes du terrain se mettent à glisser. De gros moellons, des coulées de boue rouge barrent la chaussée crevassée. Une épaisse vapeur monte de la terre et des arbres. Nous ne croisons, sur cent kilomètres, qu'une dizaine de camions avec leur chargement de passagers debout, compressés, qui oscillent au rythme du tangage.

Nous avons déposé une jeune fille en pleine forêt, au pied d'un chemin de terre qui longe un torrent. Elle a seize ans et habite un village de la montagne. Son père gagne 50 pesos ( " 50 pesitos ", dit-elle, des " petits pesos ") par mois, environ 16 francs... " Quand il gagne ". Il a heureusement un lopin de terre qui permet au moins à la famille de se nourrir de viandas (qui ne sont pas de la viande, mais des tubercules, patate douce, manioc, malanga). Heureusement aussi, il ne boit pas, ne fume pas. La mère a perdu son travail, " elle a eu un problème avec son unité ". Le village n'est accessible qu'à pied. L'eau, il faut aller la chercher à la rivière. L'électricité est en principe fournie par un groupe électrogène, mais celui-ci ne fonctionne pas. Donc pas de radio, pas de nouvelles. La vie est plus facile pour certains voisins qui ont de la famille " là-bas ", à l'étranger, et en reçoivent des dollars. Sa famille aussi a des parents à l'étranger, mais ils sont partis il y a si longtemps : si au moins on pouvait avoir leur adresse ! Plus facile aussi pour ceux qui vivent à proximité de la Farola et travaillent dans des unités agricoles. Ils peuvent avoir des fruits (comment ? - " Ils se débrouillent, parfois ils les volent ") et les revendent, mais pour sa famille, c'est trop cher. Elle aurait voulu faire médecine, mais elle a un " problème à l'oeil ", on ne peut pas l'opérer, et on l'a refusée à l'Université. Comment voit-elle son avenir ? Elle ne le voit pas, dit-elle.

Les gens que nous prenons en stop, au hasard, selon des priorités qui n'appartiennent qu'à eux, parlent tous. Et reviennent tous aux mêmes obsessions. " Nous, nous n'avons pas accès au dollar ", dit d'un air digne et entendu un ouvrier des mines de nickel de Moa (exploitées par une firme canadienne), certainement mieux loti, pourtant. Et comme tous, il évoque une famille perdue de vue qui vit " là-bas ". Une coiffeuse volubile explique les difficultés du métier : le manque de savon, toujours. (C'est encore du savon que nous demanderont des femmes qui piétinent leur lessive dans l'embouchure d'un rio.) L'avenir ? Ils ne savent pas. La conversation s'arrête toujours au seuil du politique. Parfois un interlocuteur prend un air exaspéré, prononce un péremptoire " tout est mal, ici ". Plus souvent : " Notre gouvernement devrait faire quelque chose ", sur un ton las qui signifie qu'on n'en espère rien.

En trois semaines, je n'ai entendu qu'une fois le nom de Fidel. Jadis, on l'appelait " le Cheval ", hommage à ses vertus viriles, et il apparaissait, dans les conversations, comme Zorro. Les choses allaient mal ? Oui, mais " Fidel a posé le problème " et tout va s'arranger. Cette fois-là, mon interlocuteur l'a appelé " le Fou ". Il y a, dans tous les propos, une inquiétude sourde. Sortir de la crise actuelle, oui, mais à quel prix ? Ne serait-ce pas se retrouver au rang des pays voisins, Haïti, Saint-Domingue, la Jamaïque, avec leurs disparités sociales, leur chômage, leur misère ? Si, par exemple, le prix des produits de base, accessibles dans les magasins d'Etat (même en quantité insuffisante), avec la libreta - la carte de rationnement - se trouvaient ramenés à un prix de marché réel, ce serait passer, pour la majorité du peuple, de l'économie de pénurie à l'économie de famine. Si, au nom d'une saine gestion libérale, on " dégraissait " les effectifs pléthoriques des entreprises, une grande partie du peuple serait au chômage. Si on supprimait, parce qu'elles sont par définition non rentables, les innombrables activités (orientées ou pas) qui encadrent la jeunesse, celle-ci serait définitivement abandonnée. Tout cela aboutit à un mélange d'anti-américanisme traditionnel et d'attente presque messianique tournée vers " là-bas ". L'anti-américanisme est ancré dans l'histoire de Cuba. (En 1873, MM. Dezobry et Bachelet écrivaient à l'article " Cuba " de leur Dictionnaire d'histoire et de géographie : " Les Etats-Unis voudraient se l'annexer, après avoir songé en 1845 à l'acheter ", et depuis l'indépendance, soit un siècle, l'histoire de l'île est celle d'une tentative d'annexion larvée et viscéralement refusée.)

Modes de vie incompatibles, Sud contre Nord. " Nous avons notre idiosyncrasie " - ce mot fait partie du langage courant. On ne met donc pas en doute que les malheurs de la " période spéciale " soient dus au blocus inique des Etats-Unis, mais c'est quand même vers le dollar-roi que se portent les espoirs. Il faudrait, me dit un couple provincial d'une quarantaine d'années né dans la révolution, qui fait partie du comité de défense de la révolution de son quartier et qui vit difficilement de son salaire en pesos, " que notre gouvernement élargisse à tous les salariés les primes en dollars [deux dollars par mois] qu'il ajoute déjà à certains salaires dans l'agriculture, par exemple. Les gens reprendraient goût au travail. "

La seule personne qui ait vraiment refusé de parler - en tout cas d'autre chose que de la passion de son métier et de quelques considérations sur le temps -, c'est une jeune maestra, une institutrice d'un village perdu de l'Oriente. Difficile de dire la beauté fatiguée de cette jeune femme, manifestement consciente d'être la gardienne, par sa tâche, de la dignité nationale, envers et contre tout. Jadis, il y a dix ans encore, je le sais pour l'avoir vécu, la même nous aurait expliqué les difficultés du passé, la lutte du présent, les perspectives plus optimistes. Aujourd'hui, qu'aurait-elle à dire, elle qui est chargée d'inculquer aux enfants la foi dans l'avenir ? Qu'elle gagne 100 pesos (31 francs) par mois, que ses écoliers ne demandent pas seulement du savon aux étrangers, mais un petit cahier, un crayon ? Que les maîtres manquent dans ce pays qui avait pris pour devise " Etre instruit pour être libre ", parce que les jeunes renâclent devant un tel salaire et une telle condition, et qu'il faut faire appel à des " assistants " de seize ans pour faire la classe ?

Baracoa est le premier point de l'île où débarqua Christophe Colomb, et une croix de bois au bord de la mer turquoise le rappelle. Il croyait avoir enfin atteint le continent asiatique et, entendant parler d'une ville nommée Cubanacan, il décida que ce devait être le siège de la cour du Grand Khan. Comme le dit joliment Chris Marker dans Cuba si ! : " On voulut lui représenter qu'il avait découvert l'Amérique, mais il s'écria : 'India si, Yankee no !' et nul ne put jamais l'en faire démordre". La ville déploie autour du golfe ses ruelles de maisons coloniales aux galeries de bois, ses immeubles délabrés, les docks de son port. Ses trois hôtels de luxe, aussi. Le nôtre est composé de bungalows avec piscine et plage. La fournée de touristes arrive au soir et repart vers midi. On les entend dîner aux accents habituels de Guantanamera et de Comandante Che Guevara. Ils devraient en avoir une indigestion, pourtant je les entends applaudir. Dans la salle du petit déjeuner où s'accumulent les richesses de la production tropicale, une Française s'exclame, désabusée : " Mais ils bouffent donc toujours la même chose, ces gens-là ! "

Dans la nuit épaisse, de rares réverbères. Des rues entières plongées dans le noir. Martèlement des petits chevaux, cyclistes fantomatiques qui vous frôlent. Et voici, qui se rapproche, le son d'une musique rythmée, percussions, cymbales de fer blanc, et une grande clameur qui l'accompagne. C'est la conga qui défile. Dans l'obscurité, les musiciens avancent, précédés des meilleurs danseurs qui entraînent les autres. En tête, une adolescente qui est, à elle seule, l'âme de la danse : plus rien d'autre n'existe pour elle. La foule compacte qui suit oscille, ne fait qu'un corps et, pour elle non plus, rien d'autre ne semble exister. La vie, soudain, jaillit des corps soudés et libérés, des voix déchaînées, et explose dans la nuit.

Nous dînons dans un paladar : un restaurant privé (le mot signifie " palais ", au sens gustatif du terme). Ces restaurants peuvent être ouverts sous certaines conditions, dont l'une est de ne pas servir plus de douze clients à la fois. On y paye en dollars, bien sûr, et on y trouve du poisson frais, l'une des autres richesses de l'île, inabordable pour un salarié normal. A la table voisine, c'est la scène habituelle : un jeune Français (mais, d'autres fois, ce peut être un " papa gâteau " germanique) est en compagnie de trois jeunes Cubaines. Le schéma est toujours le même. Une jeune fille rencontre un touriste et devient, pour quelques jours, sa petite amie. Elle ne vend pas à proprement parler ses charmes, et l'homme peut avoir l'illusion qu'il ne rémunère pas un service tarifé. Elle n'a rien d'une prostituée professionnelle, mais elle bénéficie d'un cadre de vie inespéré, de quelques cadeaux, comestibles, vestimentaires ou autres, qui pour l'élu ne coûtent guère et qui pour elle sont inappréciables. Argent directement versé ou pas, ce à quoi elle a ainsi accès n'a rien à voir avec ce qu'elle peut avoir par son travail, et lui permet d'améliorer l'existence d'une famille entière. Ses amies en profitent, car elle les fait inviter et leur fait connaître d'autres étrangers. Elle emmène son touriste dans le paladar avec lequel elle entretient des relations. En partant, elle emportera les restes à la maison (dans un pays de pénurie, un bon repas est d'abord celui où les portions sont doubles des nôtres).

Cela, c'est la version soft. Avec le développement du tourisme de masse, les choses ne pouvaient en rester là. De touriste ravi en touriste ravi, de petite amie en petite amie, une chaîne s'est formée. Cuba est devenue un pôle du tourisme sexuel, de la prostitution la plus crue. Féminine, et bientôt masculine. Présente dans la rue. Avec ses " services " annexes, proxénètes compris. On a beau prêter ce mot cynique à Fidel Castro : " Cuba a les prostituées les plus cultivées du monde ", un régime qui se vante d'être moral et d'avoir pour finalité de former " l'homme nouveau ", qui proclame que la jeunesse porte les espoirs de la révolution, et qui se retrouve, par son choix économique, avoir engendré un vaste bordel, se doit de réagir contre les jineteras et les jineteros.

Big Brother répugne à devenir Big Pimp : déjà éclaboussé par sa réputation de connivence avec les narcotrafiquants d'Amérique centrale et du Sud, le pouvoir refuse d'apparaître comme l'Etat proxénète. Il le fait de la seule manière qu'il connaisse : la répression. D'où l'engagement de milliers de nouveaux policiers avec des salaires privilégiés et un équipement flambant neuf, pour quadriller les rues, surtout à La Havane. Les formes les plus apparentes de la prostitution se sont faites derechef plus rares. Mais le touriste est toujours là avec ses dollars, aimant irrésistible, même si, officiellement, la seule pompe à dollars doit rester une pompe d'Etat. La réflexion qui traduit le mieux cette situation aberrante est celle que j'ai entendue d'analystes peu coutumiers de l'humour noir : en donnant ce coup de frein spectaculaire à la circulation du dollar dans la population, le gouvernement a gravement porté atteinte à l'économie domestique du pays...

François Maspero

  • voyage de François Maspero à Cuba en 1999 : pages 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6