Cuba

1. Le bel hier et les ombres d'aujourd'hui

Il y a trente-huit ans, en 1961, François Maspero avait cru trouver à Cuba une autre manière de vivre. Le blocus est toujours en place, Castro aussi.

"Quoi, proteste derrière nous un senior, il n'y a pas de champagne sur Air France ? "

Pas une place inoccupée. Français, Italiens, Néerlandais... l'Union européenne profonde. Classe d'âge dominante, cinquantaine. Des groupes. Destination majoritaire : les plages de Varadero, forfait de quinze jours, avec visite d'une fabrique de tabac, deux journées à La Havane, excursion au monument de Che Guevara à Santa Clara. Cuba compte accueillir cette année un million cinq cent mille touristes. Y a-t-il un Cubain dans l'avion ? On n'y parle pas espagnol.

Arrivée à la nuit tombée. On survole la capitale. Guère de lumières. Çà et là les lueurs de ce qui, vu d'en haut, semble être les petits feux en plein air. Etrange.

Notre billet inclut deux jours dans un hôtel de La Havane. Un bus à air conditionné nous charge. Traversée d'une banlieue obscure. Pour nous l'air est moite, pour les Cubains il est frais. Les Cubains, on en distingue des groupes sur les trottoirs devant les maisons basses. Presque pas de circulation automobile, des vélos sans lumières. Cette ville fantomatique me fait penser à Bucarest au temps de la chute de Ceausescu. A l'avant du bus, une femme nous harangue : " Je suis votre guide. " Son propos est exclusivement pratique. Elle traite du système monétaire : nous paierons tout en dollars. Du peso dit national (20 pesos pour 1 dollar), il n'est pas question. Comment fait un touriste pour acheter le journal ? Mais qui vient à Cuba pour lire la presse ? Notre " guide " insiste sur les vols possibles : nous devons faire une photocopie de notre passeport, utiliser (supplément) le coffre-fort qui se trouve dans chaque chambre d'hôtel, acheter des cartes téléphoniques spéciales, etc. Elle nous prévient d'une forte présence policière dans les rues, " pour vous protéger... Et aussi pour d'autres raisons ".

Juillet 1961 : date de mon premier voyage à La Havane. Il n'y avait pas de champagne sur Paris-La Havane. Il n'y avait pas de Paris-La Havane. Un quadrimoteur Britania, déjà archaïque, partait le vendredi de Prague. Il faisait une escale à Shannon ou à Terre-Neuve, ou parfois, quand les vents étaient contraires, les deux à la suite. Parfois aussi, toujours question de vent, il passait par les Açores. Ces escales pouvaient se prolonger des heures, voire des jours, selon l'état des moteurs : il fallait attendre les pièces de rechange. Les passagers de la Cie Cubana restaient parqués. Ils regardaient à travers les vitres les bûcherons canadiens ou les soldats de Salazar. En transit pour une île soumise au blocus décrété par les Etats-Unis, isolés comme des porteurs de maladie.

Ces passagers étaient jeunes et ils venaient de loin : il n'y avait pas de communications entre l'île et le continent américain, aussi rencontrait-on des Chiliens, des Vénézuéliens, qui avaient fait le détour par l'Europe. Mon voisin de siège était un chanteur noir de Lima dont la voix s'étranglait d'émotion quand il prononçait le nom de Fidel. Ils arrivaient exténués, après avoir voyagé avec des chargements étranges comme, par exemple, à l'avant de l'avion, des caisses pour l'insémination artificielle des vaches zébus cubaines. Et, déjà, la Révolution commençait avec ces caisses : dans dix ans, disait fièrement l'équipage, Cuba, qui n'avait jamais produit une goutte de lait, en aurait suffisamment pour toute sa population (et comme il existe toujours, à Cuba, une prolifération tropicale de double sens, lait, leche, avait aussi une signification plus virile...). L'équipage y croyait. Les passagers y croyaient.

Plus tard, débarqués dans l'île, ils rencontraient, dans les rues, dans les villages, un peuple qui y croyait. Le lait, un fait bien trivial, presque anodin, et certes pas le plus marquant dans ce pays où, à l'arrivée, on ne vous mettait pas en garde contre les voleurs mais où on vous souhaitait la bienvenue sur le " premier territoire libre d'Amérique ". C'était il y a trente-huit ans. Il y avait ce mot, répété partout : l'espoir. Aujourd'hui, une chose n'a pas changé : le blocus est toujours là. Je suis revenu voir le reste.

Lors de ce premier voyage, je rencontrais des Cubains qui étaient nés esclaves - l'abolition de l'esclavage datant de 1880, il fallait qu'ils aient plus de quatre-vingts ans - et, en plus grand nombre, dont les parents avaient été esclaves. Aujourd'hui, il faut que je m'en souvienne, la majorité des Cubains que je rencontrerai soit n'étaient pas nés lors de mon premier séjour, soit étaient des enfants : ils n'ont pas connu la République et la dictature de Batista, ni assisté, ni participé à la victoire de la révolution castriste, c'est presque aussi mythique pour eux que l'abolition de l'esclavage pour la génération précédente. J'ai été témoin, moi étranger, de choses qu'ils ne connaissent que par ouï-dire. Chez nous, c'était le tout début de la Ve République. Depuis, on a marché sur la lune, les empires coloniaux ont vécu, l'Union soviétique a disparu.

Pourtant les slogans que je lis dès l'aéroport sont les mêmes qu'il y a trente-huit ans : le peuple est avec Fidel, le peuple ne se rendra jamais, la liberté ne se négocie pas. " Commandant en chef, ordonne ! " Le temps s'est-il figé ici, tandis que passe, comme venue d'un autre temps, d'un autre monde, notre troupe de touristes ? Car c'est cela, ma première impression de voyageur débarquant le sac léger et la tête lourde de souvenirs : deux mondes parallèles. Mais, justement, qu'a-t-on vendu aux touristes, avec le soleil ? Du passé, de l'archaïsme : l'histoire de Cuba, c'est le débarquement de Christophe Colomb il y a quatre siècles et celui de Fidel Castro il y a quarante ans. A photographier : les beautés de la colonie espagnole et les souvenirs des exploits des barbudos. Badges de Che Guevara en prime. Dépaysement et rétro garantis.

Et ce soir, sur la place de la cathédrale joliment éclairée, dans un restaurant où l'on déguste daiquiris, mojitos et poisson grillé, l'orchestre nous joue La Guantanamera et Comandante Che Guevara. La fumée de cigares s'élève légère : euphorie. Qu'importe ce qui existe au-delà de cet îlot de lumière : les rues et les maisons obscures, les immeubles écroulés, leurs ruines envahies d'ordures, les derniers banlieusards agglutinés par centaines aux stations des bus qui ne viennent pas. Il nous suffira, pour rentrer, de prendre un taxi (spécial pour clients à dollars) : nous respirerons le souffle de la mer Caraïbe sur le front de mer du Malecon et nous passerons ainsi, comme par un tunnel, des lumières du restaurant à celles de l'hôtel. Demain, si nous voulons continuer le circuit tout tracé, après le petit déjeuner, café et lait en abondance - le voilà, le lait des vaches de la Révolution -, un car avec air conditionné nous mènera vers d'autres sites pittoresques, un autre hôtel, d'autres Guantanamera, d'autres Comandante Che Guevara et sa querida presencia sirupeusement chantée. Il n'y a qu'à se laisser vivre.

Nostalgie inutile, mais comment la chasser ? Dans les années 60, on ne venait pas à La Havane pour chercher la douceur de vivre, mais attiré par l'idée, que peut-être, dans cette révolution toute neuve, on trouverait, pour l'humanité, une autre manière de vivre. Il paraît, aujourd'hui, que c'était un mirage et que nous aurions dû le savoir. Mais doit-on accuser le voyageur assoiffé de croire au mirage ? Or on y croyait.

Les Cubains eux-mêmes, d'abord. Et pas forcément des exaltés. José Lezama Lima, poète surréaliste et catholique : " Le 26 juillet [1953, date de la première insurrection castriste] a rompu avec les maléfices infernaux, il a apporté une joie... " (Ce qu'il advint par la suite de la joie de Lezama Lima, c'est une autre affaire, mais enfin, il a bien écrit ça, dans les années 60.)

En 1961, quiconque se promenait était arrêté à chaque pas : le premier venu lui faisait part de sa joie de voir un étranger immédiatement supposé solidaire, et de sa foi dans l'avenir. Il était souvent vêtu d'une chemise bleue et porteur d'un pistolet ou d'un fusil : on avait distribué des armes au peuple, la milice comptait des centaines de milliers d'hommes et de femmes - et si un gouvernement distribuait des armes au peuple, c'était bien qu'il avait sa confiance, non ? Comment savoir que ces armes, le peuple devrait bientôt les restituer ? " Là, écrivit Julio Cortazar, j'ai découvert tout un peuple qui a recouvré la dignité, un peuple qui avait été humilié à travers son histoire... Subitement, à tous les échelons, depuis les dirigeants que je n'ai pratiquement pas vus jusqu'au niveau du paysan, du responsable de l'alphabétisation, du petit employé, du coupeur de canne à sucre, tous assumaient leur personnalité, découvraient qu'ils étaient des individus ayant chacun une fonction à remplir. "

En 1961, c'était bien le peuple en armes qui avait fait échec en deux jours au débarquement de la baie des Cochons financé et soutenu par les Etats-Unis. Depuis moins de trois ans, que de pas de géant ! En 1959, une équipe de jeunes gens - leur chef avait trente-deux ans - était descendue de la sierra et avait balayé une dictature corrompue et honnie. Les révolutionnaires faisaient leur le programme jamais appliqué des insurgés de la guerre d'indépendance, du visionnaire José Marti tué au combat en 1895, rompant avec la dépendance qui avait lié Cuba aux Etats-Unis pendant plus d'un demi-siècle.

Réforme agraire - fini le travail des paysans sans terres sur les latifundia -, réforme urbaine, nationalisation des monopoles - les raffineries de pétrole, l'électricité, les mines de cuivre et de nickel exclusivement aux mains des intérêts étrangers -, campagne d'alphabétisation des campagnes... Tout cela avait valeur de programme et d'exemple pour le continent américain où sévissaient d'autres oppressions : la dernière tentative de réforme agraire, timorée, remontait à 1953, au Guatemala et n'avait pas duré longtemps, défaite par une colonne de chars recrutée par les Etats-Unis. Mon premier voyage à Cuba je l'ai fait avec quelques Français et beaucoup de Latino-Américains : un instituteur bolivien comparaît avec son pays et nous faisait partager chaque soir sa flamme.

Une jeune Française, Ania Francos, écrivit à l'époque un livre enthousiaste, La Fête cubaine. Mais c'était une fête grave : trop de périls menaçaient la jeune révolution. Ce qui comptait, c'était ce cri que Fidel Castro avait lancé dans sa Première déclaration de La Havane : " Cette grande humanité a dit assez, et s'est mise en marche. " Pourquoi ce cri faisait-il si peur ? Dans notre pays, l'un des premiers films sur la révolution, Cuba si ! de Chris Marker, fut interdit par la censure. Notre France en était, en Algérie, à sa septième année d'une guerre qui semblait sans issue. On y respirait une odeur d'agonie. Notre " génération algérienne " étouffait. Quinze ans nous séparaient des idéaux de la Résistance. Il y avait eu la guerre française d'Indochine, la guerre américaine du Vietnam commençait, les nouvelles indépendances donnaient lieu à des luttes d'intérêts féroces entre les deux camps de la guerre froide, l'assassinat de Lumumba au Congo ex-belge en était un exemple. C'était là ce qu'exprimait Vercors dans l'éditorial du premier numéro de la revue Partisans - que je venais de créer et pour laquelle, justement je venais à Cuba -, en se disant " attaché à la démocratie, à la justice, à l'égalité des individus et à celle des races humaines, à la libération de tous les hommes de toutes les formes d'oppression et d'aliénation, en un mot : à la révolution socialiste ". Vaste programme qui, aujourd'hui, soulève l'ironie.

Dans un monde où s'affrontaient des blocs figés, ne pouvait-il y avoir place pour un espoir ? Peu habitués à l'exercice salutaire du pessimisme historique, nous avons cru ce Fidel Castro qui parlait si bien de l'avenir : n'avait-il pas solennellement déclaré le 8 janvier 1959, en entrant dans La Havane : " Dès que j'aurai terminé ma tâche ici, je me retirerai pour m'adonner à d'autres occupations " ?

Ce soir, en sortant du restaurant, nous ne prendrons pas de taxi. Nous rentrerons à pied par les rues noires. Notre " guide " avait raison : tous les cent mètres un policier muni d'un talkie-walkie nous suit des yeux. Je raconte le passé qui me revient si fort à mon compagnon de voyage, Klaudij Sluban, qui, lui, n'était pas né en 1961, qui vient ici pour la première fois et qui, comme moi, trouve que cela ressemble à Bucarest à l'époque de la chute de Ceausescu. Et je dis à mon compagnon qu'en espagnol espérer se dit esperar, mais qu' esperar signifie aussi attendre. Saurons-nous au moins, par ce voyage, ce qu'attend aujourd'hui le peuple cubain ?

François Maspero

article paru dans Le Monde du mardi 6 juillet 1999

  • voyage de François Maspero à Cuba en 1999 : pages 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6

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