Cuba

3. Naufrage et résurrection

Chemin faisant, François Maspero pense à tous les morts de la Révolution. Hier, La Havane allait de l'avant. Aujourd'hui, elle n'en peut plus. Seul semble privilégié le décor de la vieille ville, qui renaît ça et là tout en gardant le masque d'une cité du tiers-monde.

La Rampa est animée : les Champs-Élysées de La Havane, dans le quartier moderne du Vedado. Plusieurs restaurants, des cafétérias, une boîte (le Crocodile) en sous-sol. Tout cela, accessible seulement en dollars. L'étranger, qui abonde, est interpellé par des jeunes gens du sexe masculin. " Amigo ! ", " My Friend ! ", " Where are you from ? " Les propositions ? Une chambre, un paladar, ou restaurant privé, des cigares ; plus confidentiellement, une " lady ". Calamiteux. Il faudra s'y faire.

Ce quartier est celui des grands hôtels avec vue sur la mer : le National, palace du début du siècle au milieu des palmiers, le Capri, qui appartint à la mafia de Chicago, le Habana Libre, ex-Hilton, rectangle de béton qui écrase tout. Ils ont été nationalisés au début des années soixante. Aujourd'hui, ils sont revenus, par des joint-ventures, à des chaînes étrangères : le Habana Libre est aux mains de capitaux espagnols.

Le Habana Libre, symbole du capitalisme triomphant, avait été transformé en symbole de la révolution triomphante. Il accueillait les révolutionnaires d'Amérique latine et du monde entier, qui croisaient les jeunes couples méritants auxquels était offert un séjour pour leur voyage de noces. Là eut lieu, fin 1965, la première Conférence tricontinentale, tentative de faire pièce, un temps, à l'hégémonie des deux pôles du communisme, Union soviétique et Chine. Lui succéda en 1967 la première Conférence de l'Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS). J'ai assisté aux deux. Ni l'une ni l'autre ne furent suivies d'une seconde. Celle de la Tricontinentale s'est déroulée à l'époque de la disparition de Che Guevara, celle de l'OLAS durant sa réapparition en Bolivie : c'est là que fut diffusé son message : " Créer deux, trois, de nombreux Vietnam. "

Ce qui suivit, en revanche, ce fut le ralliement définitif de Fidel Castro au camp soviétique, dans un contexte de défaites de la lutte armée en Amérique latine sur le modèle cubain - la théorie du " foyer " révolutionnaire popularisée par Révolution dans la révolution de Régis Debray - et de déroute économique dans l'île (l'échec de la récolte des 10 millions de tonnes de sucre en 1968, qui devait assurer le décollage économique).

Je n'ai pas assisté, quant à moi, au " Congrès des intellectuels " qui se tint également au HabanaLibre à la fin de 1968, et où Fidel Castro fut ovationné par ses invités du monde entier : ovations qui devaient se changer en imprécations - et justement chez ceux qui avaient été les plus enthousiastes - quand éclata en 1970 la honteuse " affaire Padilla " : l'un des meilleurs poètes accusé d'être un agent de l'étranger, emprisonné et obligé à d'ubuesques " aveux ".

Face au Habana Libre, les images qui me reviennent de la Conférence tricontinentale, sont lumineuses : une grande tempête de l'impatience historique. Comment rendre compte aujourd'hui de cette vague d'espoirs entrecroisés venus des quatre coins du monde, quand les souvenirs sont obscurcis par tout ce qui forme la trame des décennies suivantes, celles du passage de l'idée de l'internationalisme à la réalité de la mondialisation ? Et comment ne pas revoir des ombres : les jeunes guérilleros du Guatemala, de Colombie, du Pérou - Yon Sosa, Turcios Lima, Cesar Montes - tués au combat, disparus dans la clandestinité ; le sénateur Salvador Allende, suspect alors de " réformisme " ; Roque Dalton, le poète salvadorien, prodigieux conteur, exécuté dans un délire paranoïaque par des " marxistes-léninistes " qui, dérision, avaient reçu l'appui de Cuba ; Amilcar Cabral, dirigeant politique des mouvements de libération des colonies portugaises, le plus lucide que l'Afrique ait porté, assassiné à Conakry ; Michèle Firk, jeune cinéaste parisienne qui avait travaillé à l'Institut cubain du cinéma, avant de passer au Guatamala, où elle s'est suicidée lors de son arrestation.

Comment ne pas penser aussi aux suicidés de la révolution - elle en a produit beaucoup, au fil des ans : Haydée Santamaria, héroïne du premier soulèvement castriste du 26 juillet 1953, qui présida l'OLAS, partie en 1976 ; Osvaldo Dorticos, qui avait accepté le rôle ingrat de président de la République, toujours sur la brèche derrière le Lider maximo avant que ce dernier ne supprime ce poste, le jour où il lui parut inutile, pour devenir lui-même " président du Conseil d'État ", et qui s'est tiré une balle dans la tête en 1982...

Et comment ne pas inclure dans cette trop rapide énumération les fusillés de la révolution : le général Ochoa - qui avait 20 ans dans la Sierra Maestra et fut le héros de la guerre de l'Ogaden -, le colonel Tony de la Guardia, exécutés en 1989 après une parodie de procès, même si je ne les ai pas rencontrés là ? Tous ceux que je cite sont unis dans ma mémoire par ce même lien : ils ont cru en cette révolution, ils on cru en la parole de celui qui, en 1963, avant dit lors d'un procès célèbre : " Il ne faut pas que la révolution dévore ses propres enfants ".

Mieux vaut continuer notre marche. Passé les lieux à touristes, les jeunes solliciteurs, qui n'étaient pas nés aux temps dont je parle et qui s'en fichent pas mal, disparaissent. Nous les retrouverons autour des hôtels et des monuments de la Vieille Havane. On les désigne sous le nom de jineteros, néologisme cubain formé à partir du mot jinete, cavalier, qui évoque le harcèlement d'une troupe par la cavalerie légère. Ils existaient depuis longtemps, on les disait contrôlés par la police, mais l'afflux de touristes les a rendus pléthoriques : aujourd'hui, c'est la police qui les harcèle, eux, et les filles de la nuit, les jineteras.

Il y a, je l'ai dit, plusieurs Havane. La Havane des années 30 à 50, telle qu'on la découvre chez le grand poète Lezama Lima ou le romancier Guillermo Cabrera Infante, était comme leurs livres : secrète, complexe, foisonnante. Un labyrinthe avec des espaces quadrillés et comme pris dans les courbes d'une conque marine.

Elle vivait dans les innombrables cafés et clubs de la bourgeoisie, mais aussi dans les solares où s'entassaient les familles noires, dans les masures de Regla, la cité des pêcheurs. Elle avait ses sociétés fermées, légales et illégales, ses bordels maternels, ses rites, ses cosmogonies, ses jeux, ses langages hermétiques, ses signes occultes qui devaient beaucoup à la population chinoise. Tout cela flotte encore dans l'air, mais comme une vieille nostalgie.

Aujourd'hui, les habitants de La Havane se sont uniformisés. Dans l'allure générale, l'habillement, le même air un peu fatigué, sous la gentillesse tranquille qui est le propre, envers et contre tout, du Cubain de la rue. Les vagues d'exil successives, depuis la bourgeoisie libérale dans les années 60 jusqu'aux prolétaires excédés qui tentent la tragique loterie du départ clandestin, les balseros attirés par les mirages du continent, font qu'aujourd'hui, reflet des différences de classes qui ont longtemps régné, la population est majoritairement noire. Court vêtue pour les femmes - climat et absence de tissus se conjuguent, et le touriste, lui, en est fasciné -, pauvrement vêtu pour les hommes. Disparue, sauf chez quelques vieux, la guayabera tropicale, chemise blanche en coton à poches et à plis.

Disparue, la manifestation dans la vie quotidienne, même chez les humbles de la ville, de l'économie de sobremesa qui caractérisait Cuba. La sobremesa, c'est la flânerie de l'après-dîner, avec cigares, café, sucre, rhum, chocolat... Une abondance chantée dès le premier poème connu écrit à La Havane, en 1608, Miroir de patience de Silvestre de Balboa Troya y Quesada : " Des champs qui entourent les villes / viennent des chargements de maïs et de tabac / d'abricots, ananas, figues de barbarie et avocats / plantains, bananes, papayes et tomates... " Tout cela va à l'exportation ou aux hôtels. Disparue aussi, la confiance heureuse des premiers temps de la révolution : on se serrait la ceinture, on se serrait les coudes, on croyait aux promesses des lendemains, le slogan était Siempre se puede mas (on peut toujours plus). Que reste-t-il, sinon ce constat : no se puede mas (on n'en peut plus) ?

Que reste-t-il ? Une douceur de l'expression, dans le langage et les gestes : ces mi amor qui scandent naturellement la conversation d'une femme, pas forcément jeune, au contraire, ces tapotements affectueux de l'épaule ou du ventre auxquels se livre l'interlocuteur presque inconnu, cette manière d'appeler l'attention par un " pstt ! " ou même un bruit de baiser.

Il reste aussi l'architecture. Mais dans quel état ! Alejo Carpentier voyait l'origine des arcades des rues du Centre dans les forêts de palmiers de jadis, avec leurs fûts élancés. On pouvait y circuler, disait-il, sans se retrouver au soleil : partout, ombre et courants d'air. Sous les colonnes s'ouvraient les hautes fenêtres, protégées par des ferronneries, des appartements obscurs et frais où luisaient les meubles d'acajou. Tout cela existe toujours, mais comme la coque d'un bateau naufragé. Les façades lépreuses s'écroulent. Des terrains vagues marquent les constructions disparues. Marcher sous les colonnes devient impossible quand l'espace y est envahi par des minuscules commerces ou des matériaux abandonnés.

A l'intérieur des immeubles, il arrive que les escaliers condamnés aient été remplacés par d'autres, précaires et étroits, qui passent par des cours intérieures encombrées de linge humide pour aboutir, sur les toits, à des constructions plus précaires encore. La crise du logement sévit dans toute l'île, mais plus encore dans la capitale, et l'une des obsessions des habitants est la permuta, qui permet l'échange mais nécessite l'établissement d'une chaîne de nombreux partenaires avant de trouver ce que l'on cherche : cela peut durer des mois, des années. L'eau, je l'ai dit, il faut la monter dans des conteneurs. Et pour faire la cuisine, il y a le kérosène, qui est dangereux. Les habitants de la périphérie peuvent au moins, eux, faire un feu à l'air libre.

Mais bien sûr, esthétiquement, on peut voir les choses autrement : le coup d'arrêt donné au développement de la ville l'a laissée, dans son plan et ses formes, telle qu'elle était il y a quarante ans. Un régal pour l'historien et l'urbaniste. Et ces façades rongées ont, c'est vrai, une étrange et sauvage beauté. Un naufrage, c'est pathétique et romantique pour le voyageur esthète.

Tourisme oblige : en certains endroits, les pierres de la vieille ville - classée patrimoine de l'humanité par l'Unesco - revivent. Un travail magnifique a ressuscité la splendeur des palais, des églises, des couvents, des places. Les hôtels abandonnés ont été restaurés, palaces quatre ou cinq étoiles, tel l'Hôtel des Deux-Mondes, cher à Hemingway. Entre les palaces et les monuments, il y a toujours les rues délabrées, mais les groupes de touristes peuvent circuler dans un continuum architectural et commercial, dûment jalonné de policiers et de vigiles. Les forts ne sont plus des prisons, la rade n'est plus condamnée, et la vue est superbe. On baigne dans l'histoire de la Conquête et de la Colonie.

Il y a eu naufrage, il y a, c'est certain, résurrection. S'adresse-t-elle en premier lieu aux habitants ? On dira que ce phénomène est propre à bien des villes historiques, qu'il y a cent fois pire dans le monde. La difficulté de vivre des 3 millions d'habitants de la Grande Havane n'est pas la précarité extrême d'une grande partie des 20 millions du Grand Mexico. Pourquoi être plus choqué ici ? Parce que nous sommes sous un régime qui, quarante ans durant, a fait passer le bien-être de ses citoyens avant une liberté qualifiée de formelle en l'absence de celui-ci. Mais là encore, on peut, à juste titre, arguer qu'aucun régime n'aurait réussi, face à la catastrophe qu'a représentée la fin des rapports économiques avec les pays de l'ex-bloc soviétique, face à la persistance du blocus américain, à éviter un basculement dans le chaos tel qu'on le connaît dans d'autres capitales.

La rue San Rafael, qui fut l'une des plus animées, avec ses grands magasins et ses boutiques en tout genre, revit. Raul Rivero, poète et journaliste qui se veut libre et qui, pour cette raison, fait périodiquement des séjours en prison, l'a chantée à sa manière : " C'est ici que se tiennent les perdants / c'est ici qu'est leur État naturel / c'est ici qu'ils offrent au passant / leur camelote de plastique et de fer- blanc. " A voir la foule dans la rue, c'est ici que se tient le peuple de La Havane. Raul Rivero rappelle que la rue San Rafael commence à la promenade du Prado mais il la fait se terminer, ironiquement, en République d'Haïti. Une façon de prendre acte : depuis que Fidel Castro est arrivé au pouvoir, il n'a cessé d'asséner, sans s'encombrer de subtilités, cet axiome contestable que Cuba faisait partie du tiers-monde ; certes, le blocus américain est largement responsable de la situation actuelle, mais aujourd'hui en tout cas, c'est chose faite : La Havane a pris toutes les apparences d'une ville du tiers-monde.

François Maspero

  • voyage de François Maspero à Cuba en 1999 : pages 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6