Cuba

4. Le calme plat de la non-espérance

Pour quitter La Havane en bus, il faut attendre longtemps, faire la queue. Dans la campagne, on circule sur des vélos importés de Chine ou sur des chevaux de trait. Fumée des usines, des sucreries, des camions. Pénurie et manque d'argent sur fond de rites afro-cubains et de résignation.

Voyager d'une ville à l'autre n'est pas une petite affaire. Train ou bus - baptisé familièrement guagua -, il faut être inscrit quinze jours à l'avance. Et, pour le retour, trois semaines. C'est pourquoi il y a déjà queue devant le bureau des réservations avant le lever du jour. Mais, à 10 heures, il n'y a plus personne, car le contingent de la journée est épuisé. Il n'y a guère qu'un bus par jour, de grande ville à grande ville, et encore moins de trains, car ceux-ci ne circulent pas quotidiennement. Pour les villes moyennes qui ne sont pas tête de ligne, le nombre des places attribuées aux candidats voyageurs est affiché dans les gares routières. A Sancti Spiritus (80 000 habitants), par exemple, quatre voyageurs peuvent monter dans le bus quotidien de La Havane. Cas de dérogation : mort ou maladie grave d'un proche, et, catégorie particulière, les marins. Si, à l'aller, ceux qui vont visiter un malade ou assister à un enterrement bénéficient d'une priorité, au retour, ils devront attendre les trois semaines réglementaires.

Mais, bien entendu, ici comme ailleurs, le dollar a barre sur tout. Le voyageur qui paye en dollars (si le billet coûte 10 pesos, il en aura pour 10 dollars, soit, au change, vingt fois plus cher) et présente un passeport étranger est également prioritaire. A vrai dire, j'aurai fait plus de 2 000 kilomètres en guagua sans y rencontrer de touriste. Tout juste, une ou deux fois, des Cubains exilés en visite. Les voyages sont longs, aléatoires et, pour l'étranger soucieux de son confort, mieux vaut louer une voiture ou se rabattre sur les cars modernes qui desservent quelques destinations touristiques.

Remedios, où nous attend une famille amie, est à 350 kilomètres à l'est de La Havane, en passant par la capitale de la province, Santa Clara. Environ sept heures en roulant régulièrement. Le bus part à l'aube. Contrôles répétés, papiers, tickets, en échange de petits bordereaux minutieusement rédigés, annotés, cochés. Aucun bus de la compagnie nationale ne semble dater d'après 1965 : de marque Hino, rebaptisée " Giron " dans les ateliers cubains (en souvenir de la victoire de 1961 sur le débarquement contre-révolutionnaire), ils roulent jour et nuit depuis trente-cinq ans, quand ils ne sont pas en panne. Cabossés, rouillés, parfois assemblage de véhicules différents, mais solides. Les vitres sont peintes à moitié pour remplacer les rideaux et faire écran au soleil. Deux chauffeurs se relayent au volant. Ce ne sont pas des risque-tout, beaucoup semblent avoir dépassé l'âge de la retraite, comme s'ils avaient été affectés à leur engin depuis les origines.

Dès l'accès à l'autoroute, la foule des auto-stoppeurs. Des centaines. Des milliers. Une grande patience. Plusieurs générations à faire la queue ont formé une discipline. Jamais de bousculade. On pose la question rituelle : " ¿ Quien es el ultimo ? " (Qui est le dernier), et chacun ayant ainsi déterminé sa place, inutile de former une file. On attend. Des heures. Des jours. Pour tout.

Les voyageurs sont peu expansifs. Deux dames derrière moi échangent des recettes de cuisine, cela me rappelle les conversations dans les trains français, aux temps lointains du rationnement. Mon voisin lit longuement Granma, le journal du parti. Titre de première page : " Au combat pour nos valeurs ". Quand il me le prêtera, je découvrirai qu'il date de quinze jours. Sur le bord de la route, les slogans : " Les principes ne sont pas négociables. Fidel. " Les conversations ne portent que sur des sujets anodins.

A un arrêt dont on ne voit pas la fin, parce que le bus, à bout d'embrayage, est parti à l'atelier et que nul ne sait quand, ni même s'il reviendra, une dame noire et tout de blanc vêtue me réprimande, parce que j'ai dit que nous n'avions pas de chance : " Au contraire, monsieur [on ne dit plus companero, comme jadis, mais se~nor] . La malchance aurait été de continuer et d'avoir un accident. La chance est d'être ici au soleil. " Elle explique qu'elle respecte les desseins de la Providence parce qu'elle est bonne catholique. Les dames, autour, approuvent. De panne en panne, de retard en retard, d'incident en incident, jamais dans tout mon voyage je n'entendrai un mot de protestation. Jamais, dans la rue, je n'assisterai à une altercation. Bonne composition, résignation ou méfiance ? Ces dames affirment qu'elles aussi sont bonnes catholiques. Celle en blanc renchérit : " Faites comme moi, monsieur. Ayez la paix de l'âme. " Je ne doute pas qu'elle soit bonne catholique, mais je sais qu'une personne ainsi de blanc vêtue est une adepte des rites afro-cubains qui " fait ses saints ", c'est-à-dire qui se purifie. Une religion peut en cacher une autre. La discussion devenant générale, on me demande mon âge, et on me complimente gentiment : " Vraiment, vous ne les faites pas. " Une jeune femme intervient, avec un sourire acerbe : " Bien sûr, lui, il mange ! " L'autoroute traverse la plaine centrale, d'immenses champs de canne à sucre. C'est l'époque de la zafra, la récolte. La fumée s'élève des champs déjà coupés que l'on brûle. Des tracteurs, des locomotives de collection alimentées au pétrole, traînent des chariots pleins vers les centrales sucrières, conglomérats de ferraille noire, dont certaines, au siècle dernier, furent à la pointe du progrès industriel, ou usines plus modernes. Peu d'ouvriers dans les champs. Des bohios traditionnels, demeures de paysans en bois. Les petites maisons carrées en ciment, construites à l'époque où la révolution voulait donner à chaque habitant un logement décent, ont moins bien résisté au temps. Parfois un ensemble de blocs de quatre ou cinq étages, datant de la même époque, qui accusent durement la rapidité et le bon marché de leur construction.

Les champs fument, les tracteurs et les locomotives fument, les centrales fument, les camions fument : un épais nuage noir rappelle que pénurie n'est pas synonyme de non-pollution. L'autoroute à trois voies est vide. Quelques camions, dont certains transportent un chargement de passagers debout, tassés : les transports de moindre distance. Quelques voitures privées, délabrées. Aux abords des agglomérations le trafic se fait plus dense : vélos, tricycles, carrioles à cheval, engins à moteur bricolés, piétons, parmi lesquels le bus se faufile patiemment.

Peu d'arrêts, dans des gares routières où il y a beaucoup de monde et pas d'autre bus que le nôtre. A l'entrée de la ville, le bus stoppe pour laisser monter des vendeurs, en majorité des dames respectables : petits cornets de mani, oranges à la peau verte et tavelée, sucreries préparées à la maison. Elles redescendent juste avant la gare, manifestement peu soucieuses d'affronter l'autorité.

Et, là comme ailleurs, personne ne fume. La cigarette cubaine au papier sucré, le cigare ont presque disparu. Trop chers, réservés à l'exportation, aux touristes. J'ai connu un temps où, partout, le sol était tapissé de mégots de cigares. Je sais maintenant que fumer en public est une provocation.

Le bus nous laisse à la nuit tombante sur la grand-place de Remedios. L'hôtel est à un pas. Remedios n'est pas à proprement parler un site touristique, mais c'est une ville de fondation très ancienne, et le choeur baroque de son église - une profusion de saints et d'anges dorés - est un remarquable spécimen de la Contre-Réforme hispano-américaine. Le petit hôtel vient d'être refait à neuf, il est charmant et pas cher. Le personnel est jeune. Manifestement passé par une école d'hôtellerie. Ces jeunes gens stylés de nouveaux hôtels, qui parlent anglais, ne ressemblent en rien aux employés des administrations dont la moyenne est beaucoup plus âgée et la manière plus décontractée... En décidant il y a dix ans de former massivement des techniciens du tourisme, on les a tous fait passer dans un moule unique, et ils s'appliquent à ne pas en sortir. Travailler dans le tourisme, c'est mériter la confiance de la révolution. Et avoir accès, si peu que ce soit, au monde du dollar.

Samedi soir. Une ville de province à la vie apparemment tranquille et réglée. La place coloniale, avec ses arcades, son square et sa gloriette, son cercle de la Tertulia (ce mot espagnol qui désigne à la fois réunion et agréable conversation). Son siège du Pouvoir populaire. Je suppose que, comme partout, la loge maçonnique n'est pas loin. Les vieux sont sur les bancs, les jeunes tournent autour de la place, les petites filles sont parées comme des poupées et, bien sûr, dans les rues alentour, les garçons jouent au base-ball.

Brouhaha des voix qui s'interpellent dans un espagnol chantant et coloré, bouffées de musique. Presque pas de moteurs, des vélos silencieux et des voitures à cheval dont les sabots résonnent gaiement. Depuis le début de la " période spéciale ", le régime a simultanément introduit dans l'île la bicyclette, qui y était inconnue (ce n'est pas une sinécure de pédaler sous les tropiques), achetée d'abord par millions de pièces détachées en Chine, et le cheval de trait, une race petite et robuste, qui est le mode de transport le plus courant dans les villes de province. Sans oublier la réhabilitation des boeufs là où l'agriculture est moins extensive. Les voiturins sur pneus peuvent charger six à huit personnes sur deux bancs face à face et remplacent en grande partie les autobus.

On annonce un tournoi de boxe pour les quatorze-seize ans, tandis que des adolescents se rendent en bande dans un local dont sortent des rythmes de hip-hop. Dans un coin de la place, on aménage un magasin à dollars, ce sera le cinquième. " La majorité ne peut y aller, me dit un de mes amis, mais ça fait de l'animation dans la ville. " Et ça fait de la lumière. Si l'hôtel a l'électricité en permanence, un quartier sur deux en est alternativement privé. A la périphérie, toujours les petits immeubles des années 60, dont les plaques de ciment se détachent. Entre eux, comme nous en verrons partout, de minces rangs de terre contenue par deux petits murs en ciment, qui portent les cultures destinées à l'alimentation familiale des habitants.

Au matin, l'église est pleine : la visite du pape a permis la réouverture des églises, opération où l'ancien élève des jésuites Castro et l'ancien comédien Wojtyla semblent avoir trouvé chacun son compte. A la fin de l'office, la foule de tous âges et bien vêtue bavarde entre les statues-mannequins des saints et les affiches contre l'avortement. Toujours la même insouciance de surface, une gaieté sans éclats, une absence totale d'agressivité, qui traduisent peut-être, me dit mon compagnon de voyage, citant Elio Vittorini, " le calme plat de la non-espérance ".

On entraperçoit une société différente de celle que l'on voit et de celle que présentent les titres des journaux, les slogans. Souterraine, soudée par les préoccupations, les coutumes, les codes qu'elle a appris depuis longtemps, voire ancestralement, à garder pour elle. Une société où le double langage est à la fois jeu et nécessité. Où, depuis des siècles, la religion affichée, le catholicisme, en masque une autre, celle des rites afro-cubains de la santeria et des orishas. Une société où tout est parallèle, où l'important se passe dans la pénombre. Une pénombre comme celle que traversent, le soir, ces gens qui vont silencieusement de porte en porte et qui, me prenant pour un des leurs, me présentent dans le creux de la main quelques grains de riz, quelques grains de café, spécimens de ce qu'ils ont à vendre et qui manque cruellement en quantité nécessaire dans les foyers. Que sais-je vraiment de cela, moi à qui nos amis ont offert un vrai dîner, avec du poulet, de l' arroz congri et des ajis, même si j'ai remarqué que la maîtresse de maison a soigneusement évité de se servir...

Nous visiterons le Musée historique. Chaque ville, même la plus petite en a un, émouvant, bien agencé, parfois avec peu de moyens : souvenirs de la colonie, conditions de l'esclavage, journaux et témoignages de la vie du XIXe siècle, quand les colons libéraux s'opposaient à la domination espagnole, de la dictature de Machado et de celle de Batista. Curieusement, ce sont les salles réservées à la guérilla, tapissées de visages si jeunes, photos jaunies de ceux qui ont donné leur vie pour cette révolution, qui semblent les plus vieillottes. Nous visitons le Musée de la Paranda, qui est l'orgueil de Remedios, siège, tous les ans, d'un grand défilé de chars, merveilles de créativité...

Comment nous rendre à Santa Clara ? Il y a un train par jour. Il part à 4 h 30 et repart de Santa Clara à 19 heures. Il s'arrête dix-sept fois et met trois heures pour faire 60 kilomètres. Les sièges sont en bois, et il est toujours bondé, surtout en cette période de zafra. Ceux qui vont travailler dans la capitale provinciale le prennent tous les jours.

François Maspero

  • voyage de François Maspero à Cuba en 1999 : pages 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6