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      Ursula et Boris à la Cité Véron en 1957

Didier Jacob : quel bon Vian vous amène?

Le Nouvel Observateur du 19 juin 2003 : Ursula Vian Kübler parle

Alors que paraissent les deux derniers volumes de son oeuvre complète, Ursula Vian Kübler, la veuve de l’auteur de «l’Ecume des jours», évoque devant Didier Jacob le génial prince de Saint-Germain-des-Prés, mort à 39 ans.

Boris Vian est vaincu: terrassé sous le poids de ces 15 tomes bien ventrus, de ces 9662 pages et 1524 notes de bas de page, de ces 35 préfaces et introductions, de ces quarante ans d’efforts enfin déployés par ses amis, disciples et la seconde femme de l’auteur, mandataire légale de la succession, pour tenter d’élever un monument au Facteur Cheval de la littérature. Facteur ? Un bureau de poste, plutôt : ingénieur zazou, compositeur de tubes (le mot est de lui), trompettiste, mécanicien, écrivain français et auteur américain, traducteur, bricoleur, équarrisseur de 1re classe au Collège de Pataphysique, réformé des armées et déserteur pour la rime, chroniqueur de jazz et directeur de maisons de disques, dramaturge, poète, ambassadeur des caves de Saint-Germain-des-Prés. Manque seulement l’armoire à cuillères, qu’il eût inventée du reste, s’il en avait eu le temps.

Le mystère Vian, c’est bien sûr d’avoir su mettre autant de talents dans un si petit bocal – sa vie. Mais il est aussi dans l’incroyable appel que ses livres lancent encore à la jeunesse. Vian demeure, parce qu’il était, non pas de, mais, son époque. Moins existentialiste que libertaire et fantaisiste, il marque le triomphe de l’esprit de calembour sur la langue de plomb des grands binoclards de son temps – «Merloir de Beauvartre», «Pontartre de Merlebeauvy», «Sarvoir de Perteaumilon», «Beaupont de Sarmertrelepy», «Ponbeaumerle de Sarvoirtre», «Merboitre de Ponteausavoir». Dans «engagé», il y a «âgé». Vian mourut de ne pas vieillir, pétitionnant seulement pour la vie, au moins l’allongement de la durée de la sienne. «Quoi de plus seul qu’un mort, de plus tolérant, de plus stable, de plus adapté à sa fonction, de plus libre de toute inquiétude? Un mort, c’est bien. C’est complet. Ça n’a pas de mémoire. C’est terminé. On n’est pas complet quand on n’est pas mort.»

Vian complet ? Presque, répond Ursula Vian Kübler, la seconde épouse de Boris, dans le petit village d’Eus où elle réside, à quelques kilomètres de Prades, dans les Pyrénées : seules manquent les comédies musicales, et la correspondance, qu’il est trop tôt pour publier. «Mais je n’ai rien déchiré. Pas le moindre papier. Je ne suis pas une veuve abusive», explique-t-elle, régnant sur le souvenir dans une maison nichée sous une église, la dernière avant que le chemin ne se perde dans les rochers. Elle est méfiante, recluse, lassée. N’empêche: les souvenirs reviennent, la surprise-partie reprend.

Le Nouvel Observateur. – Comment avez-vous rencontré Boris Vian?

Ursula Vian Kübler. –C’était lors d’un cocktail, chez Gallimard. J’habitais alors à Paris, après avoir vécu en Suède et à Zurich. Je logeais dans une pension pour jeunes filles de bonne famille, avenue des Champs-Elysées. J’avais 19 ans, je prenais des cours de danse au studio Vacaire, où tous les danseurs allaient s’entraîner. Il y avait Roland Petit, Maurice Béjard, Zizi Jeanmaire.

N. O. –Quelle a été votre première impression en le voyant?

U. Vian Kübler. – Il était très séduisant, très pâle, grand, avec un beau sourire. Je ne savais pas encore qui il était. Je l’ai revu chez lui, avec Django Reinhardt. Parlotte de ceci, petite parlotte de cela. Il avait une réputation très sulfureuse à l’époque. On m’avait dit: c’est le diable.

N. O. –Et vous l’avez épousé…

U. Vian Kübler. –Oui. Ça n’a pas été toujours facile. D’abord on n’avait pas un rond. On habitait au 8e étage dans une seule pièce-cuisine. Moi, je dansais, j’avais mon métier. J’étais souvent en tournée, ou bien sur scène. Et lui-même a commencé à chanter, donc on se voyait après le spectacle. C’était la nuit, on se racontait notre soirée, s’il y avait eu du monde...

N. O. –Vous viviez dans une seule pièce, mais Boris Vian allait d’un talent à un autre.

U. Vian Kübler. –C’est vrai. Par exemple il était très bricoleur. Il avait fait des aménagements lui-même, pour mettre le lit, le pick-up. Il travaillait beaucoup; il faisait des traductions pour vivre. Je me souviens qu’il avait traduit en deux semaines les 900 pages des «Mémoires» du général Bradley. Comme il n’écrivait pas à la machine, mais à la main, il avait la crampe de l’écrivain. Après, il s’est vengé en écrivant «le Goûter des généraux».

N. O. –Il a beaucoup souffert des attaques dont il a été l’objet, à la sortie de «J’irai cracher sur vos tombes»?

U. Vian Kübler. – C’est un titre maudit. Il a essayé de se défendre, mais en vain. On était moralement épuisés, il était malade, et on vivait toujours dans ce studio minuscule. Donc j’ai dit qu’on ne pouvait plus rester là. On a déménagé pour aller habiter cité Véron. C’est ainsi qu’on est devenus les voisins de Jacques Prévert. Il y avait une terrasse, où l’on a organisé les grandes soirées pataphysiques.

N. O. –Vous vous souvenez de ses concerts, des folles nuits de Saint-Germain-des-Prés?

U. Vian Kübler. – Quand je l’ai connu, cette époque était déjà presque terminée. Je l’ai entendu une seule fois jouer de la trompette, à un bal de banlieue, avec Abadie. Comme il était gravement malade du cœur, il ne pouvait plus jouer, il avait donc fait cadeau de son instrument au fils d’un ami. Ça le rendait triste de ne plus pouvoir jouer, alors son frère Alain lui a offert une guitare lyre, et il a appris à jouer là-dessus, et à composer.

N. O. –Il avait aussi la passion des voitures de sport.

U. Vian Kübler. –Il adorait ça. On a eu la fameuse Brasier de 1911, qu’il avait trouvée chez un vieux monsieur qui s’en est séparé en pleurant. Boris s’occupait de l’entretien du moteur, moi j’étais préposée aux cuivres. Seulement quand on l’a sortie, pour la première fois, on s’est aperçu qu’elle buvait 40 litres aux 100. On a fait des virées mémorables à Saint-Tropez, où on louait une petite maison de pêcheurs. Après il s’est acheté une Morgan. Je l’ai toujours ici dans un garage. Moi, j’avais une BMW. Et attention, toutes des voitures décapotables. Il aimait conduire très vite, mais il détestait les voyages. Il n’a jamais été aux Etats-Unis, par exemple, alors qu’il était immergé dans ce décor et cette mythologie. Mais le jazz lui suffisait. Quand il avait besoin de renseignements, pour un livre, sur telle ou telle ville américaine, on achetait la carte et il se repérait sur le plan.

N. O. –Pourquoi a-t-il arrêté d’écrire des romans?

U. Vian Kübler. –A cause de ce silence autour de son œuvre. Personne n’en parlait. Donc il s’est mis à écrire des chansons, d’abord parce que ça va plus vite, et puis parce qu’on peut écrire un roman dans une chanson. Il était dégoûté du milieu littéraire. C’est difficilement imaginable aujourd’hui, mais ses romans étaient totalement inconnus de son vivant. Sauf d’une poignée d’admirateurs et d’amis, comme Raymond Queneau.

N. O. –Il a également assuré la direction musicale de plusieurs grosses maisons de disques.

U. Vian Kübler. –Oui, pour gagner sa vie. Il est entré chez Fontana, où il s’occupait du catalogue de jazz. Puis chez Phillips, où il a enregistré des tas de jeunes complètement inconnus, au désespoir de la maison.

N. O. –Depuis sa disparition, vous avez lutté pour que son œuvre soit accessible dans son intégralité. C’est maintenant chose faite.

U. Vian Kübler. –Quand Boris est mort, j’ai commencé à classer, à chercher, à mettre de l’ordre. Ce qui m’a le plus ému, c’est quand j’ai retrouvé «Je ne voudrais pas crever». J’ai retrouvé aussi «Quand j’aurai du vent dans mon crâne», un manuscrit à l’écriture un peu désespérée avec en bas une signature qui descendait. J’ai tout fait taper, tout classer, puis Nicole Bertolt a repris le flambeau. C’est un travail qui a pris quarante-cinq ans.

N. O. – Ce qui frappe, c’est l’ampleur de l’œuvre, qui est à la fois celle d’un moraliste et d’un touche-à-tout, d’un humoriste et d’un grand sentimental. Comment parvenait-il à concilier toutes ces écritures différentes, de la comédie musicale à la traduction, de la chanson à la critique de jazz?

U. Vian Kübler. C’est le signe d’une vraie liberté d’esprit. Je ne sais pas comment il faisait. Il passait de l’un à l’autre, il était toujours en retard pour remettre la copie. Je me souviens que les gens de «Jazz Hot» attendaient à la porte pendant qu’il finissait ses articles. Il les écrivait d’une traite, vite et bien, sans ratures, sans fautes.

N. O. –Vous sentiez, vers la fin, qu’il allait mourir?

U. Vian Kübler. – Il m’avait toujours dit de ne pas trop m’attacher à lui. Il avait même senti, je ne sais pas comment, qu’il ne vivrait pas jusqu’à 40 ans. Et en effet il faiblissait. Je restais près de lui. Il regrettait que la médecine ne puisse rien pour lui. Je me souviens qu’il m’avait dit: «Si je pouvais changer de cœur, je le ferais tout de suite.» Mais on n’a rien pu faire. Vous savez qu’il est mort dans une salle de cinéma, à la projection de «J’irai cracher sur vos tombes», un film contre lequel il s’était beaucoup battu. C’était un crève-cœur pour lui d’assister à cette chose qu’on lui avait volée. Il m’avait dit de ne pas venir. Voilà. Ça l’a tué, ce film, ce livre, tout le reste. Après sa mort, j’ai reçu une lettre anonyme où il y avait seulement ces quelques mots écrits: «Si j’allais cracher sur sa tombe maintenant?» Vous voyez, toujours ce titre maudit.

Propos recueillis par Didier Jacob

 «Œuvres», par Boris Vian, tomes 9 et 15, Fayard, 1152 p. et 595 p., 39 et 30 euros.

  • source : http://www.france-mail-forum.de/fmf31/lit/31jacob.htm

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