Homère a-t-il existé ?
Entre toutes les vies d'Homère que nous a transmises l'Antiquité, il en est une que nous devons citer en restant toujours dans notre rôle d'observateur et refusant de nous mêler par une conviction personnelle à une lutte inutile et chanceuse.
Hérodote, à qui cette vie d'Homère est attribuée, raconte que le poète grec
naquit à Smyrne, que, devenu orphelin de bonne heure, il profita de l'offre que
lui faisait un patron de vaisseau, nommé Mentès, et le suivit dans de nombreux
voyages. Il visita l'Italie et l'Espagne, étudiant avec soin les mœurs et les
coutumes de leurs peuples ; il débarqua à Ithaque, et là, recueillit de
nombreuses traditions sur Ulysse. Durant ses courses lointaines, il avait
commencé l'Iliade ; rentré dans sa patrie, à Smyrne, il acheva ce premier poème,
mais l'envie et l'ingratitude accueillirent son chef-d'œuvre ; il quitta sa
patrie et parcourut plusieurs villes de l'Asie Mineure, récitant ses vers et
demandant à l'hospitalité un asile que la mauvaise fortune lui avait enlevé.
Enfin il s'établit à Chio, où il ouvrit une école, se maria et eut deux enfants.
Devenu aveugle, il consacra ses loisirs à un nouveau poème et fit l'Odyssée ; il
voulut aller jouir en Grèce de la gloire de son nouvel ouvrage, mais il mourut
dans la traversée à l'île d'Ios, une des Sporades. Les habitants lui élevèrent
un tombeau sur le bord de la mer. Aucune preuve ne vient appuyer ce récit, mais
du moins il n'est pas invraisemblable. Toutes les traditions et les livres
anciens nous représentent Homère aveugle, le front courbé sous la gloire et la
méditation, visitant les villes grecques et chantant ses hymnes aux dieux dans
son pèlerinage vagabond ; nous le voyons aux fêtes publiques luttant de poésie
avec Hésiode, réciter au peuple assemblé les beaux vers de ses poèmes.
Cette obscurité qui environne la vie d'Homère, l'époque de son existence, le
lieu même de sa naissance, laissaient un vaste champ aux hypothèses et aux
systèmes. Les érudits s'y sont précipités, et plusieurs d'entre eux sont arrivés
aux résultats les plus étranges, aux paradoxes et aux non-sens absurdes. L'un
d'eux, le docteur Bruyant, fait naître Homère dans la Thèbes d'Egypte : c'était
un poète âgé, voué à l'adoration mystique des divinités égyptiennes ; il déroba
les poèmes de l'ingénieuse Phantasia, dissimula habilement les lieux et les noms
en conservant les scènes, remplaça les bords du Nil par les bords du Scamandre,
et se revêtit d'une gloire dont il était le plagiaire. D'autres allèrent plus
loin encore : Hollandais voués à une admiration exclusive pour leur pays, ils
prétendent qu'Homère et Hésiode étaient leurs compatriotes, qu'ils étaient nés
en Belgique.
Enfin vint un homme qui, avec le poids d'une grande science et l'autorité d'immenses recherches, contesta sérieusement l'existence d'Homère. Aux prétentions de cette école esthétique qui voulait voir dans la beauté des oeuvres du poète la preuve de son existence, Wolff opposa une école historique forte d'arguments et d'érudition. Il soutint d'abord qu'Homère n'avait pas écrit, mais chanté les vers qui pendant plusieurs siècles s'étaient conservés dans la mémoire des poètes. Wood, de Mérian et M. Milgen partagèrent cette opinion, fondée principalement sur le silence absolu d'Homère relativement à l'art matériel d'écrire. Puis, passant à l'examen de toutes les oeuvres du poète, rapprochant les analogies et les contrastes qui se trouvent entre quelques-unes de leurs parties, Wolff en vint à soutenir qu'elles appartenaient à plusieurs auteurs. Ce système fut développé avec un art, avec un esprit remarquables ; il fit révolution, et un grand nombre de littérateurs l'accueillirent. Quelques anciens croyants protestèrent avec énergie. Renoncer à Homère, c'était renoncer à leur dieu. Larcher, Sainte-Croix, Cesarotti, et plus récemment M. Pagne-Knight dans les prolégomènes de son édition d'Homère, soutinrent l'existence du poète et se constituèrent les défenseurs de l'unité de ses œuvres.
Les textes des deux poèmes d'Homère ont subi de telles altérations que des vers entiers de l'Iliade et de l'Odyssée, cités par Platon, Aristote et Plutarque, n'existent plus dans les manuscrits ou les éditions qui nous restent. Or, selon Wolff, qui a développé ces idées en 1793, Homère n'a jamais rien écrit : de son temps, l'art de l'écriture n'existait pas chez les Grecs ; il a pu composer, réciter, chanter ça et là quelques fragments qu'on a retenus, complétés, mis en ordre. Pour établir ce système, Wolff a besoin de faire Homère un peu plus ancien qu'il n'a paru l'être ou plutôt de supposer que, depuis la prise de Troie jusqu'à l'an 950 avant notre ère, un poète ou plusieurs poètes ont célébré Agamemnon, Achille, Nestor, Ulysse, déploré la mort de Patrocle et raconté les malheurs de Priam.
On a même fait remonter jusque vers le temps des Argonautes ces familles de rhapsodes qui parcouraient les villages et les villes en chantant leurs vers ou ceux d'autres poètes. Homère n'aurait été qu'un de ces rhapsodes célébrant de préférence dans ses vers les exploits des Grecs vainqueurs des Troyens. Telles sont les hypothèses habilement présentées tour à tour par Ch. Perrault, Vico, Wolff et Dugas-Montbel.