ordiecole.com : boris cyrulnik enfant et la shoah

 
Boris Cyrulnik
jeudi 20 janvier 2005
 
[ Boris Cyrulnik, psychiatre et écrivain, n'était qu'un enfant quand ses
parents ont été raflés à Bordeaux. Ils ont disparu à Auschwitz. Lui-même
arrêté, il a réussi à s'enfuir. Soixante ans après, cette expérience
continue de nourrir sa réflexion sur le nazisme. Et sur la nature
humaine... ]
 
J'avais 6 ans et demi quand, une nuit, j'ai été arrêté par des
inspecteurs français portant des lunettes noires. Les policiers m'ont
poussé vers la porte où des soldats allemands constituaient avec leurs
fusils une haie qui orientait vers des camions. La rue était barrée. Le
silence et l'ordre régnaient. Un inspecteur a dit qu'il fallait m'
éliminer parce que plus tard je deviendrais un ennemi de la société. J'
ai appris cette nuit-là que j'étais destiné à commettre une faute qui
méritait une mise à mort préventive.
 
Soixante ans plus tard, je pense que ce policier a dû éprouver un
merveilleux sentiment d'ange exterminateur. En participant avec tant de
compétence à une série de coups de filet qui ont tué 1645 adultes et 239
enfants sur les 240 raflés, il a obéi à un ordre moral. On peut tuer des
innocents sans éprouver de culpabilité quand l'obéissance est sacralisée
par la culture. La soumission déresponsabilise le tueur puisqu'il ne
fait que s'inscrire dans un système social où l'assujettissement permet
le bon fonctionnement. Ce qui compte dans ce cas, c'est l'objectif et
non pas la relation. Et même le mot «obéissance» désigne des sentiments
différents selon le contexte où il est prononcé. Quand deux personnes s'
affrontent, celui qui obéit éprouve un sentiment de défaite. Tandis que
le simple fait d'appartenir à un groupe ennoblit l'obéissance, puisque
celui qui se soumet donne le pouvoir à sa communauté grâce à sa
subordination. Quand l'âme du groupe, un dieu, un demi-dieu, un chef ou
un philosophe, propose un merveilleux projet d'épuration, c'est au nom
de l'humanité que la personne obéissante participe au crime contre l'
humanité.
 
Dès l'âge de 6 ans, il m'a fallu comprendre que ce qui gouverne un
groupe ne correspond pas toujours à ce qui gouverne les individus qui
composent ce groupe. Chaque soir, dans la synagogue de Bordeaux
transformée en prison, un soldat venait s'asseoir près de moi pour me
montrer une photo de sa famille. Je ne comprenais pas ses mots mais je
sentais clairement qu'il avait besoin de parler de ses proches et de son
petit garçon qui, d'après ses gestes, avait mon âge et me ressemblait.
Plus tard, j'ai vu ce gentil papa frapper à coups de crosse les enfants
qui ne se dirigeaient pas assez vite vers les wagons à bestiaux de la
gare Saint-Jean. Quand cet homme venait, le soir, me parler de son fils,
il répondait à un besoin d'affection. Quand ce soldat poussait les
enfants vers les wagons scellés, il obéissait à une représentation
théorique qui récitait les slogans du demi-dieu que sa collectivité
vénérait.
 
Depuis ce jour, la récitation des certitudes m'alarme et la
vulnérabilité des hommes m'attendrit. Dès l'âge de 6 ans, il m'a fallu
comprendre que mes geôliers se soumettaient avec ravissement, afin de
participer à un triomphe.
Aujourd'hui, je pense que peu de personnalités sont capables d'échapper
à une pression culturelle qui apporte tant de bénéfices: l'affection des
siens, l'estime de soi, la griserie de l'appartenance et la noblesse d'
un projet moral épurateur fondé sur une croyance en une surhumanité.
C'est délicieux d'être gouverné par un demi-dieu, ça déresponsabilise, ça
supprime l'angoisse. Quand le «moi» est fragile, le «nous» sert de
prothèse et les hommes d'appareil aiment grimper l'échelle des valeurs
qui leur sont imposées. Leur facilité à apprendre les récitations, leur
aptitude à faire marcher le système et leur art de la relation les
placent rapidement en haut de l'échelle, quelle qu'elle soit. Ce qui
compte pour eux et provoque leur bonheur, c'est de grimper. Le moindre
doute briserait leur rêve d'une société épurée. Seul un traître peut
remettre en cause un si beau projet.
 
Cette heureuse affiliation engage les personnalités conformistes dans
une relation perverse, où l'emprise sur l'autre et sa disparition se
programment au nom du Bien. Dans tout génocide, le tueur se sent
innocent puisqu'il transcende le massacre et, en cas de défaite,
explique qu'il n'a fait qu'obéir. Le soumis-triomphant ne se pense pas
comme une personne, mais comme un rouage, ce qui provoque sa fierté.
 
A la Libération, de Gaulle a été accueilli au Grand Hôtel à Bordeaux. On
m'a demandé de lui offrir un bouquet de fleurs. La nuit, un milicien s'
est infiltré afin d'assassiner le Général. L'homme a été attrapé et
lentement lynché, un coup de poing par-ci, un coup de crosse par-là. Il
est mort, tué par mes libérateurs, des hommes que j'admirais. Ce
jour-là, il m'a fallu comprendre que l'ambivalence est au coeur de la
condition humaine et que la vengeance aussi est une soumission au passé.
 
Le processus qui permet d'exterminer un peuple sans éprouver de
sentiment de crime est toujours le même. En voici la recette: d'abord,
il faut le désocialiser afin de le rendre vulnérable. Personne n'a
protesté quand une des premières lois de Pétain a décrété la réquisition
des vélos des avocats juifs. Ce n'est pas grave, entendait-on, tant qu'
on respecte les personnes. Mais dans une société dépourvue d'essence et
de voiture, un homme sans vélo ne peut plus travailler. Puis il convient
de parler de ce groupe humain en employant des métaphores animales: «des
rats qui polluent notre société», «des vipères qui mordent le sein qui
les a nourries». Quand on arrive enfin à la démarche administrative
signée par un représentant du demi-dieu ou énoncée à la radio par un
porte-parole du maître, il devient possible de mettre à mort ce peuple
sans éprouver de culpabilité car «ce n'est pas un crime tout de même d'
éliminer des rats»!
 
Surhommes dérisoires soumis à des demi-dieux absurdes, les nazis ont
provoqué une déflagration mondiale, un massacre inouï pour une bagatelle
idéologique, une théorie navrante. Ils ont cru à une représentation
incroyable, ils ont récité des fables riquiqui où ils se sont donné un
rôle grandiose. Le panurgisme de ces moutons intellectuels leur a offert
une brève illusion de grandeur. Ils avaient besoin de haine pour
légitimer et exalter leur programme délirant, car dans le quotidien c'est 
la banalité et la soumission qui caractérisaient leur projet.
 
Mais, n'y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi ?
 
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