L'ÉVÉNEMENT
Dimanche 12 juin 2005
No - 15452

Du rififi dans les écuries
Deux siècles ont-ils suffi pour transformer le Champ-de-Mars en écurie d’Augias ? L’Icac semble y croire et fouine après avoir reçu une lettre que « l’express-dimanche » s’est procurée en exclusivité. La police n’est pas en reste et traque les truqueurs.

Le vent du soupçon plane sur le vieux Champ-de-Mars. La vénérable institution qu’est le Mauritius Turf Club (MTC) est dans l’œil du cyclone depuis plus d’une semaine.

Les allégations de trafic d’influence et de blanchiment d’argent dans les milieux hippiques sont passées à la loupe par la commission indépendante contre la corruption (Icac), d’un côté, tandis que, de l’autre, la Brigade des jeux enquête sur un réseau de courses truquées.

Depuis la soirée du vendredi 3 juin, au cours de laquelle le jockey Jason Taylor a été appréhendé par l’Icac, cette dernière a convoqué dix de ses confrères.

Les agents du commissaire Navin Beekarry les ont interrogés, tout comme un ancien bookmaker, Chan Sui Ko Fat Yan, sur le fonctionnement des courses et les pratiques pas très catholiques qui se trameraient dans l’ombre.

A voir de près, l’Icac semble mal partie dans son investigation : elle est comme une maîtresse d’école convoquant une bande de copains jouant au ballon pour leur demander qui est celui qui vient de briser la vitre de son bureau ! Et, s’ils ne savent effectivement rien dans ces cas précis, l’Icac n’est pas près de découvrir quoi que ce soit.

Déjà, l’Icac a démarré son enquête sur l’hypothétique manipulation des courses – très difficile à prouver – à partir d’une lettre anonyme et des renseignements dans la même veine.


La pluie et le beau temps sur l’hippodrome

Le courrier, qui aurait tout déclenché, est parvenu à l’Icac en début d’année. Le dénonciateur parle au nom de plusieurs parieurs qui se disent outrés par des cas de courses truquées.

Il dit vouloir aider Navin Beekarry à voir plus clair dans ces transactions. Comme en lui refilant des genuine hints qui lui permettront de mettre la main sur un groupe de personnes faisant la pluie et le beau temps sur le champ de courses.

Ces personnes se seraient rempli les poches durant la dernière saison des courses avec la complicité de quatre jockeys étrangers, incluant, à titre « spécial » l’Australien Jason Taylor.

Il est question de magouilles impliquant des millions de roupies. Les bénéficiaires, pour ne pas dire les cerveaux, seraient trois habitants de Laventure et un natif de Bon-Accueil. Les quatre mousquetaires auraient amassé un joli pactole avec l’aide de Jason Taylor et Brent Stanley – entendu cette semaine par l’Icac – et deux autres jockeys étrangers qui ne montent plus au Champ-de-Mars.

Ce groupe de truqueurs – fonctionnaires au bas de l’échelle – aurait perçu des gains de plusieurs millions de roupies lors de la dernière saison hippique. Ces personnes auraient réparti leurs gains sur des comptes appartenant à des proches, pour ne pas se faire repérer.

L’argent obtenu entre mai et décembre 2004 aurait ainsi permis à l’un d’eux de concrétiser un vieux rêve : se construire une villa sur le littoral.

Tout laisse croire que le/les auteurs de la lettre faisaient partie du cercle intime des quatre zougader. Des détails précis sont donnés sur ces derniers, comme par exemple, leur lieu de réunion : un bâtiment du ministère de l’Agriculture dans l’Est.

Une des personnes citées serait partie avec Jason Taylor à la fin de l’année dernière pour un périple allant de l’Inde à l’Afrique du Sud. Cette personne, selon nos renseignements, serait proche d’un politicien récemment éclaboussé et qui occupe un poste important au sein du gouvernement.

Un des hommes impliqués s’est construit un palace au coût de plusieurs millions et s’est offert une voiture flambant neuve. Ce fait a été confirmé à l’express-dimanche. Un autre serait proche d’un suspect, qui s’est enfui à l’étranger, car il se trouve dans la ligne de mire de la Brigade anti-drogue.

Lors de la dernière saison des courses, est-il écrit dans cette lettre, les paris auraient été effectués par un proche du jockey Jason Taylor descendu dans un hôtel sélect de la côte est.

Plusieurs dizaines de milliers de roupies étaient placées sur un unique coursier à chaque journée. Comme quoi, ils étaient certains de rafler la mise. Le choix du cheval gagnant se faisait par le groupe qui rencontrait les jockeys plusieurs fois la semaine dans un bungalow à Grand-Baie.


Lever le voile sur ces courses « courues d’avance »

Pour la présente saison, le quatuor se serait fixé l’objectif d’encaisser des dizaines de millions de roupies. D’autres détails, qui ne seraient pas fondés, sont soulignés dans cette missive à donner des sueurs froides aux turfistes.

Ces détails auraient pu être inventés par n’importe qui ayant ses entrées dans le monde hippique. « Tout le monde parle des courses courues d’avances à demi-mot, mais nul n’est jamais venu avec des preuves. Si personne ne lève le voile, nul ne saura ce qui se trame », reconnaît un chroniqueur sportif chevronné.

Cela expliquerait l’intérêt de l’Icac pour Jason Taylor et qui a débouché sur la découverte de Rs 534 000 à son appartement à Grand-Baie. Il nous revient, cependant, que le jockey australien, tout comme son compatriote Brent Stanley, étaient dans le collimateur de la Brigade des jeux depuis un certain temps déjà.

Comme par coïncidence, un mandat d’arrêt a été requis ce vendredi-là par cette unité de la Major Crime Investigation Team (MCIT) auprès de la cour de Mapou contre Brent Stanley, qui habite le même complexe résidentiel que Jason Taylor.

Selon les records de ce tribunal, le magistrat Raghubar a signé le mandat vers 14 h 15. Ce qui présuppose que les limiers de la Brigade des jeux suivaient les mêmes pistes que leurs collègues de Marine Road qui, eux, sont intervenus quelques heures plus tard.

Les enquêteurs basés aux Casernes centrales auraient été mis au parfum des courses trafiquées, selon des sources concordantes. Un autre mandat aurait été réclamé contre Jason Taylor dans une autre région de l’île.

Ce serait sur la base de renseignements similaires que le jockey français Gilles Lemius a été interpellé lundi. Soit quelques heures avant qu’il ne prenne l’avion pour rentrer chez lui, ayant été suspendu pour sa monte sur Cavendish lors de la UBP Cup dans la 6e course le 28 mai.

Confronté à certains renseignements, il a ainsi avoué avoir été approché par un propriétaire de chevaux, en l’occurrence Chandrekantsing Ramdour, aussi dit Man, pour qu’il ne donne pas toutes ses chances au cheval Qui Lord.


La victoire éclatante d’Accelerate

Gilles Lemius soutient que Ramdour lui a proposé, contre rétribution, de retenir sa bride lors de la City of London Cup – la 3e course du 28 mai – pour laisser Rye Joorawon franchir la ligne d’arrivée sur Accelerate, cheval appartenant à l’écurie Ramdin, proche des Ramdour.

Au départ, ce cheval était coté à 7 contre 1 avant de passer à 5 contre 2. Ce qui laisse penser que celui qui a investi, au départ, plusieurs milliers de roupies sur Accelerate ce jour-là a quitté le Champ de Mars en homme heureux…

Rye Jurrawon ferait également partie du complot, avance Gilles Lemius, mais ni l’un ni l’autre ne lui aurait donné de l’argent après la victoire éclatante d’Accelerate. Man Ramdour et Rye Joorawon ont ainsi été appréhendés et inculpés à titre provisoire de complot même s’ils ont nié l’accusation portée contre eux.

Depuis certains voient un bras de fer entre la Brigade des Jeux et l’Icac lorsque les enquêteurs de Marine Road ont commencé à inviter plusieurs jockeys à des séances de questions-réponses depuis le début de la semaine.

L’Icac aurait expliqué qu’elle voulait des éclaircissements sur des pratiques en cours dans le monde hippique ; qu’elle était dans son droit… « On se demande ce que ses agents entendent par enquête », grommèle un détective des Casernes centrales.

« C’est une enquête sans queue ni tête. C’est à ne rien comprendre », commente, de son côté, Me Siddhartha Hawoldar, avocat qui a assisté Gilles Lemius lors de son interrogatoire par l’Icac mardi, aussitôt après sa remise en liberté dans l’affaire Accelerate.

Depuis Gilles Lemius, c’est la valse à quatre temps au QG de l’Icac. Elle a accueilli plusieurs jockeys et habitués des courses pour voir plus clair dans cet imbroglio dans lequel elle semble se perdre.

« La commission s’est engagée dans une fishing expedition », ajoute de son côté Me Ashley qui, avec l’avoué Sunil Posooa, défend les intérêts de Rye Joorawon, un des jockeys entendus.

Au train où vont les choses, la commission anti-corruption devrait commencer des auditions publiques. « Tout le monde connaît tout le monde au MTC. C’est un milieu fermé. Si magouille il y a, ce sera très difficile de prouver quoi que ce soit. Comment expliquer pourquoi tel cheval demeure plus près de la rambarde alors que les autres semblent retenus à l’arrière ? Ceux qui sont dans le secret des dieux en profitent, ils n’ont aucune raison de mouiller qui que ce soit… » lance, fataliste, un habitué du MTC.

Un scénario probable mais proche de la réalité est qu’un demi-million de roupies a été misé sur un crack chez un certain bookmaker. Si le cheval gagne, il perdra des millions. Le mieux qu’il puisse faire c’est de convaincre l’écurie ou le jockey à partager le demi-million avec lui en bridant son étalon.

« Le mal, c’est le fixed odd betting. Il faut le bannir. Le meilleur système est le Tote car nul ne sait, au final, combien il va remporter comme cagnotte lorsque son favori franchira la ligne d’arrivée alors que c’est le contraire chez les bookmakers traditionnels », renchérit un chroniqueur hippique à la retraite.


Aucune preuve concrète contre les forces de l’ombre

Une des solutions préliminaires pour décourager la fraude serait d’imiter les Hongkongais en interdisant l’utilisation de téléphones portables sur l’hippodrome. Et de deux, en éliminant le système de bookmakers. Cet interlocuteur estime que l’Etat empocherait ainsi des gains représentant le double ou le triple des Rs 350 millions qu’il perçoit par an sur les paris hippiques.

« Il est connu sur la place que des bookies acceptent des mises à crédit de certains clients contre une ‘taxe’ de 5 %. Laquelle alimente à son tour une caisse noire qui sert à financer certaines écuries pour l’achat de coursiers . Des bookies deviennent ainsi propriétaires à travers des prête-noms », explique cette même source.

Jusqu’ici, tout le monde en parle, mais il n’y a aucune preuve concrète contre ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre. Peut-être qu’une audit trail et une analyse des communications téléphoniques des suspects permettra une fois pour toute d’assainir les écuries d’Augias.

En attendant, des membres très en vue du MTC sont très remontés contre les interventions, jugées intempestives de l’Icac et de la Brigade des jeux. Ils sont quelques-uns à avoir manifesté leur énervement en menaçant de retirer leurs chevaux de la course…

Il faut maintenant savoir ce que l’Icac et la Brigade des Jeux ont comme cartes en main pour savoir si un jour les courses à Maurice seront au-dessus de tout soupçon.






Mauritius Turf Club :

« Nous souhaitons une enquête sérieuse »


Presque rien ne transpire de l’organisme qui organise les courses de chevaux à Maurice : le Mauritius Turf Club (MTC) ne souhaite pas, avance son président, Paul-France Tennant, « commenter sur une enquête initiée » par la commission anticorruption (Icac) et une autre de la Brigade des jeux. Selon Shan Ip, porte-parole du club, « le MTC suit de très près cette question et nous souhaitons une enquête synchronisée Icac/Brigade des jeux pour faire la vérité sur toute cette affaire de courses truquées ». Le MTC, déclare Shan Ip, « est à l’entière disposition des enquêteurs pour faire la lumière sur toute cette affaire ».

Cependant, une visite sur le site web officiel du club hippique fondé par le colonel Draper (www.mauritiusturfclub.com) permet d’avoir une idée de la gêne causée par l’enquête de l’Icac. Ainsi, le MTC commente, dans un petit paragraphe présentant quelques articles parus dans la presse internationale spécialisée (Australie et Grande-Bretagne). « The least we can say for the time being : it brings Mauritius the type of publicity it can ill-afford », alors que l’article porte le titre (8 juin) « Not the type of publicity Mauritius needs » . Des articles sur l’enquête de l’Icac ont paru dans d’autres publications en Afrique du Sud, au Canada et même sur le site du très sérieux Fox Sports.






Rappel d’affaires peu reluisantes

■ Janvier 2003 : Le jockey sud-africain René Bonham (photo) est suspendu pour trois mois et condamné à payer une amende de Rs 100 000. Arrêté par la Major Crime Investigation Team, il répond d’une accusation de « conspiracy to do a wrongful act ». Interrogé, il affirme que deux personnes, un propriétaire de chevaux et un ami, ex-membre d’une écurie, lui ont proposé de tricher avec sa monture, Dr Goodfeel. Le lendemain Bonham revient sur ses déclarations aux autorités policières, affirmant qu’il a impliqué ces deux personnes pour sauver sa peau.

■ Août 2002 : Le jockey Vishan Venkaya écope d’une suspension d’un mois pour sa monte sur le cheval Call Me James. Selon les « Race Meeting Stewards », il a laissé une ouverture à son intérieur au profit de son collègue d’écurie qui remporte la course. Le jockey plaide non coupable.

■ Septembre 2001 : Un cheval peut aussi être victime de « foul play » dans les milieux hippiques. Vers début septembre 2001, on note un abcès au cou du cheval Arabian Prophesy. Après analyses, le vétérinaire du Mauritius Turf Club conclut que l’abcès a été causé par une injection mal faite.

■ Juillet 1999 : Gary Howes, un jockey sud-africain écope d’une suspension de trois mois et d’une amende de Rs 50 000. Les commissaires et le « Chief Stipe » estiment qu’il n’a pas fait de son mieux dans la ligne droite et n’a pas accordé toutes ses chances à sa monture. Pour sa défense, le jockey met l’accent sur son style de monte et affirme que cela ne l’a pas empêché de remporter une course lors d’une précédente journée.

■ Octobre 1998 : Insatisfait de la performance d’un jockey au cours de la Wolf Power Plate, un entraîneur décide de le cuisiner. Le jockey finit par avouer qu’un autre cavalier lui a promis plusieurs dizaines de « fonds » s’il accepte de lui donner un coup de pouce. Le lendemain, un apprenti jockey formule de nouvelles accusations contre le jockey montré du doigt. Dans ce milieu, les allégations de tentative de Corruption ne manquent pas.

■ Juin 1995 : Certains jockeys entretiennent des relations pas très catholiques avec des bookmakers. C’est ce que l’interrogatoire de Jean-Roland Boutanive apprend aux commissaires. L’ascension spectaculaire de la cote de la monture du jockey impliqué met la puce à l’oreille des commissaires des courses. Le bookmaker concerné nie avoir eu affaire au jockey. Trouvé coupable, le jockey écopera de trois ans de suspension.






193 ans

Le Champ de Mars est le plus vieil hippodrome de l’hémisphère sud.

Il a connu sa première course le 25 juin 1812. L’idée de commencer des courses de chevaux à Maurice revient au colonel britannique Edward Alured Draper. Il y voit une façon de gagner l’estime des planteurs français.

Il croit que l’atmosphère de loisirs qui se dégage d’un tel événement peut aider à briser la glace entre les deux nations traditionnellement rivales. L’initiative est soutenue par Sir Robert Farquhar, le gouverneur de l’île. Le Mauritius Turf Club (MTC) est fondé en 1812 et aujourd’hui, le club hippique est le deuxième plus vieux au monde.

Depuis 1927, des courses hippiques sont organisées pour commémorer des événements importants. La visite du roi George VI et de la reine Elizabeth, alors qu’ils sont encore connus comme duc et duchesse d’York, le bicentenaire de Port-Louis et la célébration des victoires de deux guerres mondiales, sont autant de prétextes pour organiser des courses. Indira Gandhi et Léopold Sedar Senghor ont été des invités d’honneur au Champ de Mars.

Au XIXe siècle, les seules loges permanentes sont celles réservées au gouverneur de l’île, au maire de Port Louis et aux officiels du club. Ce n’est qu’en 1909 que des loges privées sont construites.

Pour accommoder une foule de plus en plus importante, le Champ de Mars est pourvu en 1986 de nouvelles loges bâties sur les flancs des collines.

Le Mauritius Jockey Club (MJC), fondé en 1904, contribuera à la promotion des courses hippiques. De 1906 à 1943, le MTC organisera des courses à Mangalkhan, Floréal, jusqu’à ce que le ministère de la Marine réquisitionne le champ de courses. Les deux clubs finiront par fusionner 16 ans plus tard.

Les premiers chevaux sont importés en 1836 d’Afrique du Sud et de Grande-Bretagne. Jusqu’en 1980, les différentes écuries devaient se plier au tirage au sort pour obtenir tel ou tel coursier. Depuis, l’importation a été « libéralisée ». On ne peut parler du Champ de Mars sans souligner qu’il a été l’un des rares à installer le système de « photo finish » … en 1949. La caméra avait été fabriqué localement.


Par Vel MOONIEN
      Erick BRELU-BRELU
      Bindu BOYJOO
      

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