Description du voyage de Jonas Pierre Fallet (né en 1796) et de sa famille, partis de Neuchâtel le mercredi 5 mars 1834 pour se rendre par Paris & le Havre à La Nouvelle Orléans, Etats-Unis d'Amérique.

Ayant promis à nombre de mes amis et compatriotes de leur faire connaître mon voyage et les remarques que je suis dans le cas de faire, j'ai trouvé convenable et même avantageux pour eux de ne le tracer qu'une fois et de charger Monsieur Mosset de faire mettre sous presse ce que j'ai pu recueillir, afin d'instruire et désabuser les mal informés de mes Compatriotes. Je suis assuré d'avance qu'aucune de mes connaissances n'attendra de moi que ce qu'ils me savent capable de faire; c'est dire que je leur dirai la vérité et pure vérité, comme je leur ai promis.

La voie qui m'a paru être la plus économique de voyager pour une famille quelconque tout en étant d'un bon ordinaire, c'est la voie des Postes. Si l'on veut loger en route, il y a des moyens d'économie encore, comme pour la nourriture, mais pour cela, il ne faut point s'en rapporter à la confiance des Hôtes; l'on doit demander le prix de toutes choses, avant que de satisfaire son appétit ou se donner du repos, ou prendre une place dans une carriole ou diligence. L'on vous offrira assez de tout partout mais ne partez jamais sans en avoir auparavant fixé le prix, et ne demandez rien non plus sans cela: j'ai vu le cas, où ayant soif l'on vous offrit un verre d'eau sucrée, j'en accepte un verre, l'on va à la première fontaine, y remplir un verre, l'on y met un morceau de sucre, pour se faire payer 6 modestes sous pour cette civilité. Il vaut donc mieux se pourvoir avant le voyage du nécessaire; l'on n'est point gêné de prendre en diligence de 50 à 60 livres par personnes, de plus sans payer.

Quant aux objets en transit, j'y reviendrai plus tard. Une fois à Paris, si vous avez besoin ou goût d'y voire quelque chose, il faut avoir plusieurs jours devant soi, on ne les regrette pas. Vous prenez une chambre dans un hôtel dont vous êtes convenus du prix par jour, vous vous nourrissez à volonté, vous vous faites conduire par un commissionnaire, et si vous allez un peu plus loin, voue prenez un fiacre ou omnibus; ils ne sont pas chers. J'ai trouvé que dans les boutiques de Paris tout y est pour ainsi dire à prix fixe, et l'on peut y avoir des choses à bon marché, selon ce que vous avez besoin. Vous trouvez donc chez des revendeurs toutes sortes de choses beaucoup au-dessous de leur valeur; l'on peut aussi voir tous les jours le Cabinet d'Histoire Naturelle, le Jardin des Plantes, les Arts & Métiers.

Il est très agréable d'avoir des connaissances qui peuvent vous accompagner; il ne faut pas donner toute son attention aux belles choses que l'on y voit et ne pas oublier que l'on est entouré de filous, qui vous entretiennent de toutes sortes de choses, afin de vous escroquer, à quoi l'étranger est exposé plus que tout autre. Ayant fait mes affaires à Paris, on part pour le Havre. Outre la voie des Postes, vous avez encore celle de la Seine dont vous devez profiter. Il serait bon, en arrivant au Havre, d'avoir quelques recommandations ou adresses pour ne pas éprouver de retard quant à l'embarcation, outre que cela peut encore être très utile pour faire ses affaires, car ici, comme à Paris, l'étranger est sans cesse exposé à être trompé ou filouté.

C'est le vendredi 14 mars [9 jours avant les Rameaux] que nous sommes arrivés au Havre. Arrivé au Havre, il s'agit de voir s'il y a des navires en charge qui conviennent, et s'ils sont bons et sûrs sous tous les rapports, c'est ici que les personnes auxquelles on est recommandé et qui connaissent ce qui en est, peuvent vous être très utiles. les Maîtres de Navires sont tous fort intéressés, il y en a peu ou presque point qui soient des gens de confiance: tout fourmille de commissionnaires qui veulent votre bien (s'entend vos sous) qui veulent vous conduire où l'on achète les provisions pour le voyage, suivez les, mais ne faites que d'examiner, et vous devez avoir eu soin de convenir avec eux pour le temps qu'il était nécessaire qu'ils employassent à vous conduire car sans cela, ils vous duperont toujours de quelques sous de plus que vous n'étiez convenus.

Ayez soin d'avoir avec vous des denrées qui ne demandent pas à être ajoutées, et qui vous servent dans les cas que vous verrez plus tard. Il ne faut pas craindre de prendre avec soi des objets venant de Suisse, s'ils ne sont pas prohibés, parce qu'ils ne sont pas plus chers, qu'ils sont meilleurs et sous le rapport de qualité et surtout parce qu'ils viennent de son pays. On trouve au Havre tout ce que l'on désire, mais tout aussi y est cher, l'on n'y trouve ni fruits secs ni haricots secs, il ne faut donc pas négliger de s'en pourvoir en partant. Si vous avez des ustensiles de cuisine auxquels vous tenez, ils ne vous coûtent pas assez de port, pour les laisser en arrière.

Tous les objets emportés avec moi, m'auraient coûté beaucoup plus cher au Havre. C'est ici encore que l'on fait provision des ustensiles nécessaires à la traversée, soit pour renfermer les denrées combustibles, soit pour la cuisine; il faut avoir soin de se procurer des marmites en cuivre ou en fer blanc qui contiennent assez et qui puissent facilement subir l'épreuve du feu de l'appareil. Des liquides spiritueux, tels que vins, eaux-de-vie, ainsi que du fromage et sucre en bonne quantité, ne doivent être négligés, et cela pour profiter des droits qui sont remboursés à l'exportation: le fromage de Suisse est préférable à celui d'Hollande; je parle ici des provisions que peuvent prendre les passagers qui sont à l'entrepont, il vous coûte pour le passage 100 à 150 francs sans aucune fourniture, suivant la quantité des passagers. Vous ne recevez rien du Capitaine que le bois et l'eau, dont il serait bon d'en avoir un peu par soi-même, parce qu'étant rationné, on n'en reçoit que très peu. Il faut aussi des lits que vous trouvez à acheter.

L'on vend des matelas en foin, des couvertures diverses, si vous en avez par vous-même, il vaut mieux les garder que de les vendre, pour en racheter. L'entrepont est garni tout autour de deux rangées de lits, l'une dessus l'autre; dans les lits d'en bas, on doit y coucher 4 personnes et en haut 3 personnes. Il vous aussi des tonneaux, des bouteilles, des males, des corbeilles et des sacs pour vos provisions de la traversée. Vous ne devez pas oublier des oeufs, et généralement tout ce qui pourrait vous faire plaisir. Il vous faut des vis, des strubs, des clous, du cordelet, un marteau, une petite hache, des tenailles, un perçoir à clous, outre les services nécessaires à la table & à la cuisine.

Une fois que tout est préparé, vous transportez vos effets au navire et vous ne tardez pas d'y demeurer. Vous soignez à tems vos places vu qu'elles ne sont pas toutes également bonnes, j'entend vos cabanes: quant aux lits qui sont tous numérotés, il y a beaucoup de choix: j'ai reconnu l'utilité de ce que j'observe. Aussi ai je fait coucher de suite mes gens et m'y suis aussi installé moi-même.

Le second jour que j'allais coucher avec mes gens, je trouve un étranger qui était couché près de mes effets sans doute pour nous voler pendant la nuit: je le prend au collet et le conduit hors du bâtiment. Je ne savais faire d'autre que d'être sur mes gardes. Nous avions pour voisins deux familles suisses du Canton de Berne qui, comme nous étaient aussi sur leurs gardes. Deux nuits après, environ 1 heure de la nuit, notre voisine, mère de 8 enfants, s' aperçoit que quelqu'un remuait dans ses effets autour de son lit. Elle s'écrie: venez, je tiens un voleur : moi, vite de courir, je saute, le saisis par le cou en le serrant fort. Il était nu, n'ayant sur lui qu'un manteau. Le bruit qu'il avait causé, avait ramassé 7 à 8 personnes, et moi je m' efforçais de l'emmener sur le pont, pour le faire connaître à la garde. Mais n'ayant point de lumière et le voleur étant gros et nerveux, je fus fort surpris, lorsque je l'entendis appeler ses camarades à son secours. J'étais dans une mauvaise position. Nous pouvions savoir qui il était par les noms qu'ils prononçaient: il était du navire, et par conséquent nous dûmes lâcher prise. Nous voilà donc dans une caverne de voleurs. Dans la lutte je n'avais été blessé qu'à un pied, mais ma mort était jurée par ces Allemands. Le lendemain nous croyons aller chez le consul Suisse, il n'était pas encore debout et nous devions partir à 7 ou 8 heures. Que faire ? Nous allons trouver le Capitaine qui nous rassura un peu et ce fut tout après quoi nous partîmes le 05 avril [samedi après Pâques].

...Il est à observer que les passagers qui veulent être en chambre n'ont pas besoin de toutes ces précautions. Ils payent environ 700 francs de France pour le trajet et sont très bien entretenus chez le Capitaine. La marée nous avait retardé de 3 jours et nous eûmes encore peine à sortir, pourtant nous voilà en chemin.

Une fois la visite faite par la police comme de coutume, pour savoir s'il n'y avait personne de caché dans le navire, les accompagnants nous quittèrent: ils n'étaient pas encore au Havre que nous avions déjà des malades à bord, quoique la mer et le vent fussent favorables. L'on ne fit point de feu ce jour là. Nous commençons à perdre de vue le Havre et les côtes, nous conservons bon vent mais toujours plus de malades.

 Les huit premiers jours l'on ne fit presque pas de feu que pour le thé. Nous convenons tous qu'il ne faut pas aller en Amérique pour faire un voyage de plaisirs. Grâces à Dieu nous conservons un bon vent pour passer la Manche. Une fois en grande mer nos maux ne sont pas finis: les vents changent, des vagues comme des montagnes nous font rouler toutes nos caisses et nos effets en général, il fallait trouver ses cordelets, ses vis et ses clous, dont par heureuse précaution l'on s'était muni, car ce qui n'était pas solidement assujetti risquait de nous atteindre dans nos lits, comme ceux qui ne s'étaient pas fait une paroi opposée roulaient eux mêmes hors de leurs lits.

Toutes ces épreuves ne guérissent pas les malades: celui qui aurait eu des reproches à se faire ou à recevoir, le moment était favorable. Tout à coup l'on entend les cris du Capitaine et des matelots empressés à diriger leur voile d'un autre côté; les coups commencent contre le navire, tout à coup une vague vient fondre sur lui, l'eau entre de touts côtés où il y avait des ouvertures, le mal augmente chez les femmes, il semblait qu'il fut impossible d'y résister, des complications s'y mêlent, il faut encore que le Capitaine soit médecin, chirurgien et sage-femme, l'on peut s'imaginer comme il faisait sur le pont. Le vent devenu moins fort, une vague vient et trempe tous ceux qu'elle rencontre; ceux qui ne sont pas mouillés se rient des autres en attendant que leur tour arrive. Enfin si les maladies commencent à décliner, d'un autre côté le vent nous devient toujours plus contraire.

Le dimanche 20 avril, au matin, quelle fut ma surprise en voyant la terre, des maisons et des montagnes de la hauteur de notre Chaumont : beaucoup de Français n'avaient disaient-ils vu de pareilles montagnes: c'étaient les Iles Acores. Nous continuâmes notre navigation, battus toujours par les vents contraires, et étant très mal à notre aise: des temps semblables n'étaient pas chose à réjouir le coeur de certaines personnes encore moins résolues que moi. Notre équipage était Anglais, ayant pour Capitaine Mr Schild, dont j'eus occasion de connaître la rigueur, voire même la brutalité envers les gars de son équipage.

Un jour quelques passagers, sans croire mal faire donnèrent à boire un peu à 2 matelots qui, comme on le sait ne crachent pas au verre. Ils furent malheureusement aperçus du capitaine qui les entreprit par des manières qui m'étaient tout à fait inconnues : après les avoir renversés, il les lia au navire, l'un d'eux venant à se délier, dans son ivresse voulut se cacher, mais il fut découvert puis traîné par terre d'un bout du navire à l'autre, après quoi il reçut une douzaine de coups de corde qu'il dut compter lui-même, et fut enfin pendu par les bras à la plus grande hauteur possible. Je ne m'étais pas encore vu aussi malade que dans ce moment.

Aussi en témoignai-je ma grande surprise à quelques Messieurs François qui étaient logés en chambre avec nous, lesquels me répondirent pour toute consolation qu'on ne traitait pas autrement les matelots quoiqu'ils ne rêvassent que liberté. Le Navire n'était pas bien apprêté pour le transport des passagers: il y avait deux mauvaises cuisines et un lieu d'aisance encore plus mal fait et qui resserrait un seau que personne ne voulait vider. Personne de l'équipage ne parlait ni le Français ni l'Allemand: un Suisse ayant satisfait un besoin de la nature fut averti par le maître d'Equipage qui lui faisait comprendre de le vider. S'y refusant, il fut menacé même de lui en porter les mains pleines à la figure. Nouveau refus, nouvelle instance du Maître, suivies d'un emplâtre à la figure. Voilà comme il arrive quelquefois que l'on se trouve exposé aux grossièretés et mauvais traitements et de l'équipage et du maître lui-même.

Nous avons le même vent contraire jusqu'au 06 mai [le mardi avant l’Ascension de 1834], jour où l'on nous informa que nous étions près des Tropiques et que nous serions baptisés après la traversée de la ligne. Plusieurs amateurs se sont baignés déjà en mer, car il fait si chaud ici que l'on supporte avec peine ses vêtements et beaucoup d'entre nous se couchent sur le pont pour être plus au frais. Ici les duvets sont de trop, tandis qu'au travers de la Manche deux n'étaient pas de trop. Quelques jeunes se sont fait amarrer pour avoir eu la curiosité de vouloir monter les cordages. Nous nous sommes déjà rendus plusieurs fois tous utiles pour réparer des pièces, quoiqu'il n'y ait rien sur le navire qui facilite des réparations ; j'ai trouvé en cela beaucoup d'imprudence.

Le mercredi 7 mai, jour de la ligne, l'on a voulu baptiser les passagers vu qu'on avait passé les Tropiques, mais les manières des matelots ne sont pas convenables à tout le monde. Il s'est présenté pour cela Neptune, le Sieur des mer qui avait le corps rouge de sang, portait un trident au haut duquel était couché un poisson. Il avait une barbe d'un pied de long ; un autre accompagnait le dieu, portant un toulon qui renfermait de la graisse avec un gros pinceau, il en barbouillait tous ceux qui ne voulaient pas payer le Coutume.

Etant lié sur quelque chose, il tenait en mains une grande équerre en fer, avec laquelle il faisait la barbe, cela finit par un peu de trouble, et le baptême fut fini. Je ferai observer que, pour éviter le fatal baptême,  il ne faut pas négliger quelques sous aux matelots. Le temps étant redevenu plus favorable nous continuâmes tranquillement notre route, et nous ne vîmes dans ces parages rien de remarquable que des poissons volants. Ils ne sont pas gros, le bruit du navire les fait sortir hors de l'eau: ils volent environ un coup de fusil puis ils rentrent dans l'eau. S'il doit y avoir changement de temps, l'on voit des marsouins qui sortent hors de l'eau jusqu'à 3 pieds de haut: ils pèsent environ 20 à 30 livres et suivent le navire par troupes, mais d'un peu loin.

Nous avons si chaud que dans l'entrepont on est comme dans un bain à vapeur, nous prenons souvent des bains, en nous mettant en dehors du bâtiment, et au moyen des pompes, l'on reçoit l'eau sur la tête, ce qui est très agréable, car l'eau est si chaude qu'on ne la sent presque pas vous tomber sur la tête. Elle est très salée, ce qui oblige de fermer la bouche et les yeux.

Nous voici arrivé à Saint-Domingue, le 15 mai [vendredi avant Pentecôte], ayant toujours depuis notre départ des Açores eu un vent favorable. Nous étions prévenus que nous pourrions voir quelques requins. Le 17 au matin nous fûmes surpris de voir pendant l'après midi, plus de 200 souffleurs dont quelques uns pèsent jusqu'à 18 quintaux, et longs d'environ 12 à 15 pieds. Ayant laissé l’île de Saint-Domingue à gauche, nous avons passé à droite de celle de Cuba. La nuit du 17 au 18 nous avons eu un orage très fort et très dangereux, par bonheur que nous avons bon vent. Car malgré le dommage qu'avait éprouvé nos voiles et nos cordages, nous faisions encore 14 milles à l'heure.

Il faisait dans cet orage des éclairs comme je n'en ai encore jamais vu de semblables, et malgré cela nous n'avons entendu gronder le tonnerre que 2 fois, et peu fort. Nous devenons très impatients lorsque nous réfléchissons au temps que nous avons déjà mis à arriver jusqu'ici.

...Nous voici maintenant arrivés au Cap de St. Antoine [vers 22°N - 85°0] qui se trouve à l'entrée du Golfe du Mexique: le vent assez faible, de grandes chaleurs et la pluie toutes les nuits et même quelquefois le jour. Nous sommes heureux d'avoir de l'eau de pluie pour nos besoins particuliers vu que nous avons toujours les mêmes rations d'eau.

Le mardi 25 au matin nous avions un grand calme, et une chaleur à proportion, les marins se baignaient et au même instant j'entend crier : votre Auguste se noie (mon ouvrier). Aussitôt deux matelots sautent à la mer pour le sauver, et en viennent heureusement à bout. Il avait voulu descendre par une corde et la corde venant à rompre, il est tombé. Il voulait me dit-il se baigner aussi dans la mer, sur quoi je lui fis des reproches de son imprudence. Quelques instants après, nous vîmes beaucoup de requins dont on connaît la férocité, nous nous préparâmes à la pêche, nous harponnâmes, nous manquâmes quelques beaux poissons nommés Dauphins, et nous blessâmes un requin trois fois, qui malgré cela continua de suivre le navire, enleva quelques amorces et finit par être croché.

Trois forts hommes le sortirent de l'eau par l'adresse d'un des marins qui lui passa un noeud coulant derrière les premières nageoires. Cet animal semblait vouloir enfoncer le navire par les coups de queue dont il l'en frappa; une fois parvenu sur le navire, du premier coup de sa queue il renversa un des plus forts hommes de l'équipage. On le tira ainsi jusqu'au milieu du navire, où, après lui avoir enfilé une palanche dans la gueule pour en être préservé, on finit par le tuer en le saignant comme l'on saigne les porcs. Les connaisseurs disent qu'il n'avait que dix huit mois ce que l'on reconnaît par leurs dents en ce que chaque année il leur en croit une rangée; il pouvait peser un quintal et avait cinq pieds de long; sa gueule est si grande que l'on pourrait y enfiler la plus grande tête d'homme sans peine, la viande est bonne surtout près de la queue, du reste elle est par trop coriace.

Nous continuâmes notre route par un calme favorable et une chaleur excessive jusqu'au 29 et le 30 [mai] au matin nous nous aperçûmes par les eaux troubles que nous arrivions à l'embouchure du Mississipi. De grandes pièces de bois nageaient sur l'eau; nous avions un très mauvais temps, on ne voyait rien loin. Nous étions accompagnés d'un navire venant d'Angleterre. L'on put après bien des recherches découvrir une pyramide qui est le point de reconnaissance. Alors le Capitaine fit tirer trois coups de Canon, et deux heures après nous vîmes venir une chaloupe bien voilée venir nous reconnaître dans ses flots; elle s'en retourna après avoir vu le pavillon et 2.5 heures après nous fûmes surpris par une petite loquette qui se trouva sous nous parmi de grands bois qui flottaient. Nous eûmes peine d'arrêter le navire et la loquette put pourtant parvenir à atteindre une corde qu'on lui avait déjà jeté plusieurs fois : c'était un pilote pour nous conduire à l'embouchure du Mississipi, ce qui est de règle. Il nous dit qu'il y avait beaucoup de choléra à la Nouvelle Orléans.

Cette mauvaise nouvelle n'était pas bien rassurante pour nous qui avions déjà eu tant de peine la nuit du 30 au 31. Nous arrivâmes enfin à l'embouchure du Mississipi, et à 2 heures il y avait un bateau à vapeur qui nous attendait. Il faisait sombre, et le Capitaine non plus que le pilote ne voulu pas que nous partissions avant le clair de la lune, qui ne tarda pas à se faire voir. Nous voilà donc en route sur le bateau à vapeur; la première chose que nous vîmes de l'Amérique ce fut les signaux des bords : ces signaux sont des tours au haut desquels est une tourelle en verre et dans cette tourelle une lampe à réflecteurs qui tourne par le moyen d'une machine : cela est établi pour que l'on ne se trompe pas.

Une fois le jour venu, nous découvrîmes quelques maisons d'Amérique qui sont loin de répondre à l'idée que l'on s'en fait communément chez nous. En remontant le fleuve nous aperçûmes une quantité presque innombrable de crocodiles, de toute grosseur, auxquels nous passagers s'empressèrent de donner la chasse. Les premiers ennemis que nous rencontrâmes en Amérique furent les moustiques qui nous tourmentent et sussent tout le sang des nouveaux arrivés; ils sont si incommodes que nous n'avons pas de place sur le corps qui ne nous démange, aussi faut-il continuellement se frotter, ce qui cause aussitôt des ampoules ou des emplâtres de rougeur par tout le corps.

C'est dans cet état que je me suis dit : comment est-ce que les Neuchâtelois et les Européens peuvent encore ignorer tant d'incommodités qui ne se trouvent point chez eux. Ici on trouve quelques habitations assez bien; là des bois coupés et mis en cage au milieu desquels on a conservé un trou pour y entrer, formant la plus grande partie des cahutes que l'on y rencontre. Nous avons aussi aperçu quelques campagnes déjà en partie défrichées au milieu desquelles il y a pour l'ordinaire une maison en briques ou en bois, et sur le côté un jardin qui renferme des ... [mot manquant en bas de page 15] pour loger chaque famille d'esclaves que le propriétaire possèdent : on en voit qui possèdent de 12 à 15 de ces baraques, le bétail a pour étable un couvercle; on en voit beaucoup et surtout des chevaux paître sur les bords du fleuve aussi l'Américain ne marche-t-il guère à pied. Nous ne sommes pas encore au terme de nos retards, le samedi 31 mai au soir le pilote du bateau à vapeur qui nous remorquait avait encore 2 petits navires ce qui l'obligea à nous laisser sur le sable où nous passâmes une bien triste nuit, accablés de fatigue & de piqûres de moustiques, nous fûmes là pendant 20 heures. Enfin nous eûmes du secours d'un bateau à vapeur qui, après de grands efforts nous dégagea des sables dans lesquels nous étions enfoncés.

Nous arrivâmes à la Nouvelle-Orléans le lundi 2 juin vers les 8 heures, contents et tristes, la maladie y régnant assez fort, les chaleurs y étaient presque insupportables, les trois quarts des habitants étaient absents, car sans ces trois choses il y aurait beaucoup à gagner pour tout le monde. Nous nous informâmes pour le mieux de ce que nous avions à faire. Monsieur le Docteur Forminto qui avait fait la traversée et qui avait habité la Nouvelle-Orléans où il s'était gagné une fortune et qui le long du voyage m'avait engagé à y rester fut d'avis à ce que nous partions le plus tôt possible, et comme je ne trouvai personne de ceux à qui j'étais adressé, je pris la résolution de sortir directement pour Saint-Louis. A la Nouvelle Orléans l'argent n'y est presque pas estimé : la plus petite monnaie vaut six sous et demi; notre grand bagage nous cause du retard.

Nous partîmes le dimanche 08 juin au matin après avoir enterré une petite fille d'un de nos passagers qui avait pris mal un jour auparavant; nous étions dans un état pitoyable. Le second jour il y avait un homme de mort, on l'enterra dans les bois; le troisième jour il y avait une femme, on l'enterra de même.

Les bois de la rivière "sont presque déserts" [ajout en surligne] étaient tout le long du voyage, sauf où il y a des habitations faite en bois croisés et couvertes de même : ce sont des bûcherons qui vendent le bois pour les vapeurs, ils ont beaucoup de bétail assez beau qui se nourrit été et hiver dans les bois. Le lait qu'on ne peut avoir qu'avec peine coûte 6.5 sous le quart de pot; ils ont de très beaux porcs qui paissent parmi les bêtes à cornes et vont se baigner dans la rivière. On y sème du mais, on y voit aussi quelques plantations en coton et quelque peu d'autre grain.

Les habitants sont très paresseux : s'ils ont à manger cela leur suffit; les blancs qui sont les maîtres vont à cheval et gardent leurs noirs ou leurs esclaves avec un fusil ou un fouet sur l'épaule, les noirs sont plus humains que les maîtres, ils sont travailleurs à tous les ouvrages. Il y a quelques villes ou des commencements de villes, mais il n'y en a point qui approchent seulement d'Auterive par exemple. Il me parait que dans quelques siècles il fera meilleur se placer sur les bords du Mississipi. A Natchez, il y avait beaucoup d'ouvrage, et je crois cet endroit meilleur mais il y fait encore trop chaud pour nous. Nous arrivâmes à Saint Louis le lundi 16 juin à 8 heures du soir. Nous avons perdu 5 passagers en remontant le fleuve et nous en avons encore bien des malades.

Quelle n'a pas été ma surprise lorsque nous apprîmes que le choléra avait aussi éclaté dans ces parages. Tous les bateaux qui arrivent ont le même sort que nous c'est-à-dire qu'ils ont comme nous perdu bien du monde; il y en a même qui se jettent dans le fleuve de désespoir. Il arrive de ces malheureux par milliers dans ce pays : nous avons été jusqu'ici encore des plus heureux, car parmi ces pauvres émigrants, les uns projettent de s'en retourner, les autres, sur ce qu'ils doivent faire; d'autres enfin, disent : allons brûler les habitations de ces gueux qui nous ont conduits ici par leurs écrits, dans le malheur. Il ne faut pas croire qu'il faille chercher meilleur dans d'autres contrées : il en arrive ici de toutes les contrées d'Amérique et attestent qu'il n'y a rien à faire de mieux ailleurs.

Le commerce souffre beaucoup vu un changement arrivé dans les banques. Nous ne croyions même pas de trouver un logement à Saint-Louis : grâce à quelques bons Suisses qui nous font ce qu'ils peuvent, nous avons loué une petite maison qui nous coûte 14 dollars par mois : il faut payer l'eau 12 dollars par année (un dollar vaut 38 batz de Neuchâtel). Nous prenons avec nous ce que nous pouvons de notre pays. Je me trouve trompé dans toute mon attente, ici il n'y a plus rien de recherché. Il n'y a pas moyen que je puisse suivre mon plan qui était de me placer pour être tranquille et heureux, après les peines que je me suis déjà données.

Ayant vu les choses, je m'empresse d'aller faire un voyage dans le Missouri: on y trouve des terrains immenses, peu cultivés, toutes les maisons sont en bloc, plus ou moins bien faites. St Charles [38°46’ nord - 90°30' ouest] est un endroit d'environ 100 maisons et dont le 1/3 à peu près sont désertes et en ruine, malgré cela ils en font des prix très élevés. Dans la campagne on trouve des terres à tout prix suivant les localités. Je n'hésiterais pas de m'y fixer, s'il n'était pas dommage d'y sacrifier mon état et ma position actuelle qui ne me le permet pas. De retour à St. Louis, l'on m'encourage à y rester mais je ne puis voir au lendemain, nos forces et notre courage presque épuisés.

Le vendredi 27 juin au matin, Monsieur Rive de Genève [appartient probablement originaire d'Italie, agrégée à la Commune de Genève en 1874] qui avait fait la traversée avec nous et qui était arrivé ici la veille, vient m'annoncer que Mme Reinheimer [famille d'origine allemande, reçue à la Bourgeoisie de Genève en 1876] était arrivée avec lui, qu'elle avait perdu son mari en remontant le fleuve; qu'il lui restait 5 enfants dont quelques-uns sont malades: il me dit qu'il était mort faute de ménagement. Voilà qui fut encore pour moi un coup bien funeste.

On dit partout que St Louis est un endroit sain : mais moi je trouve que le climat de St Louis ainsi que celui de toute l'Amérique est trop dangereux : un moment il y fait si chaud qu'on peut à peine y rester et tout après survient un froid qui vous fait frissonner. Et voilà toujours une chance à courir, grande maladie ou la mort, surtout chez nous autres Européens qui ne sommes pas acclimatés. Il arrive continuellement du monde sur qui la mort cause de grands ravages. Ces jours derniers il est arrivé une famille d'Allemagne qui avait un fils ici qui les engageait à venir le joindre; ils sont arrivés très en bonne santé, et quatre jours après il y en avait 7 d' entre eux morts et enterrés. On dit qu'il n'y a que trois ans que les maladies sont si fréquentes ici.

J'en attribue la cause au cholera qui fait de grands ravages dans ce pays; et au peu d'expérience des médecins : tout le monde veut faire à sa manière, un droguiste est en même temps épicier, marchand de fer, pharmacien et docteur si cela lui plait; s'il a fait des études de trois mois il a bien de la réputation : on ne compte pas ceux qu'il tue mais ceux qui en reviennent. Forcé de me fixer ici, j'ai loué un terrain pour y habiter, une maison en bois qui me reviendra à environ 800 dollars, je m'empresse de faire marcher mon entreprise.

Le mercredi 9 juillet nous étions tous assez bien portants, la journée avait été très chaude, lorsque Constant qui faisait notre bonheur depuis le 27 9bre 1827, jour de sa naissance [baptisé à Neuchâtel le mercredi 12.12.1827], s'amusait avec les enfants de la rue noirs ou blancs, français et autres, car tous lui étaient égaux, reçut un refroidissement pendant la nuit en se découvrant, et le 10 au matin il était atteint d'une grande maladie. Soigné par un des plus habiles médecins de Saint Louis, après 9 jours de souffrances, et malgré nos soins réitérés nuit et jour, il est mort sous nos lèvres et arrosé de nos pleurs. Rien ne peut nous le rendre. Dieu l’a voulu; rien ne peut consoler sinon qu'il a un sort plus heureux que le mien et que celui que j'aurais pu lui procurer. Il a triomphé, de maux et des fatigues de la vie humaine, il ne faut donc plus le pleurer car il nous reste encore l'espérance d'aller bientôt le rejoindre dans un monde meilleur.

Vous serez ennuyés du triste tableau que je vous offre, mais rappelez-vous que je vous ai promis toute et rien que la vérité.

Quant aux affaires que l'on peut faire ici, si l'on était pas exposé, je vous dirais que l'on peut gagner plus facilement sa vie ici, qu'en Europe, particulièrement les laboureurs à qui il reste quelques fonds. Ils peuvent acheter à bon prix et avoir des animaux à discrétion : en un mot tous ceux qui sont ici depuis plusieurs années, sont bien et ne désirent pas de retourner dans leur patrie. Quoiqu'il y ait ici mille privations diverses et un climat difficile à supporter, le commerce est assez florissant. Les métiers y sont bons, une fois placés et connus, les ouvriers y sont bien payés; les domestiques de même; mais il ne s'agit pas de s'exposer à venir ici sans argent, si l'on ne veut pas être exposé à la plus grande misère.

Pour mon compte, si j'eusse pu recouvrer mes dépenses, je vous aurais porté moi-même le récit de mon voyage. Le pays est libre pour les blancs, mais j'ai déjà frissonné de ces libertés. Si vous avez un ennemi et que vous lui vouliez porter un soufflet, il a sur lui un poignard; il vous tue, il n'y a rien pour lui. Cependant il y a des lois établies, et qui sont assez suivies : il y a depuis que je suis à St Louis eu 3 meurtres. La ville est de la grandeur que nous lui donnons chez nous. Il y a de toutes sortes de maisons ..., de nations, mais il serait d'un intérêt important pour nous si nous savions l'Anglais. Il n'y a point de bonne spéculation à faire vu cet inconvénient : rien n'est meilleur ici plus que partout ailleurs que l'argent pour faire les provisions nécessaires pour ses voyages vu que l'on ne peut pas avoir partout ni au même prix les denrées nécessaires.

Je crois pouvoir terminer mon récit en vous annonçant que j'espère que vous ne me blâmerez pas du peu d'intérêt que vous y trouverez : je ne vous ai pas promis d'écrire de belles choses, ni de belles aventures : mais je le répète la vérité et toute la vérité. J'espère que vous m'accorderez l'attention & en même temps l'indulgence que mes peines méritent et qu'il y en aura quelques uns qui sauront profiter, sans cela mes peines seraient bien inutiles et il vaudrait alors mieux m'être tu.

Signé : Jonas Pierre Fallet.

Ce récit manuscrit forme un cahier de 22 pages, déposé aux Archives d'Etat de Neuchâtel (Suisse) ; le texte a été recopié en janvier 1996 par Georges Fallet né le 21.8.1945.