Erich Von Stroheim - Greed Quiconque ne connaît pas l'oeuvre d'Erich von Stroheim en tant que metteur en scène passe à côté d'un trésor inégalé. "Blind Husbands" et le plan de l'araignée à l'affût qui symbolise l'amant potentiel de l'héroïne ; "Foolish Wives" où Stroheim fait jeter son propre personnage (évidemment infâme) dans un égout en plan final ; "La Veuve Joyeuse" avec la maîtresse de Hearst, Marion Davis (pas si mauvaise que ça, d'ailleurs) et John Gilbert, adaptation certes mais qui porte aussi la marque érotico-sadique du réalisateur ; "Queen Kelly" avec Gloria Swanson, financé par Joseph Kennedy mais qui ne fut jamais achevé ... autant de joyaux absolument uniques. Mais pour Stroheim, son chef-d'oeuvre, c'était "Greed" qui, primi- tivement, durait la bagatelle de 9 heures et que, dans un premier temps, le cinéaste accepta de ramener à ...6 heures de projection. Jusqu'à ce que, perdant patience et affolé par les dépassements de budgets pour lesquels Stroheim était célèbre -pour "Greed", il tournait notamment les scènes dans un ordre similaire au découpage du roman de Frank Norris et exigeait une fois de plus que tous les éléments du film, matériel, décors, etc ..., fussent vrais (dans "Folies de Femmes", il fit recommencer une scène parce que la sonnette dont devait se servir un personnage ne tintait pas) - Irving Thalberg, qui avait déjà eu maille à partir avec le grand réalisateur lorsqu'ils travaillaient tous deux pour Universal, prit sur lui de refaire montage et découpage. Résultat : 2 h 30 de projection. Seulement. Commentaire de Stroheim pour qui ses films étaient comme ses enfants : «Je pense n'avoir fait qu'un seul vrai film dans ma vie et personne ne l'a vu. Les quelques malheureux lambeaux subsistants ont été présentés sous le titre "Les Rapaces"». La splendeur de ce film tourné en noir et blanc et au beau temps du muet tient à sa symbiose exceptionnelle entre le réalisateur et les acteurs. Gibson Gowland, qui interprète le rôle du héros principal, Mc Teague (qui donne aussi son titre au roman de Norris), est plus brute que nature. Zasu Pitts est stupéfiante dans son rôle de Trina, d'abord jeune fille timide, qu'un rien apeure, puis femme à la sexua- lité complètement détraquée par une union mal assortie et qui se réfugie dans l'amour de l'or, cet or qu'elle n'arrête pas, étendue le plus souvent sur son lit (détail ô combien évocateur mais que la censure ne remarqua pas), de frotter et de caresser dans la seconde partie du film. (Il faut dire que c'est sous son matelas qu'elle finit par cacher les 5 000 dollars qu'elle a gagnés à la loterie.) Mention spéciale enfin à Jean Hersholt interprète du premier fiancé de Trina, Marcus, qui poursuivra Mc Teague de sa haine jusque dans le désert. En notre siècle où les cinéastes ont oublié ou ignorent que le meilleur moyen de rendre une oeuvre érotique, c'est de suggérer et non de montrer, on reste ébahi par l'extraordinaire puissance sexuelle de "Greed." Il y a d'abord la scène fameuse du baiser que Mc Teague impose à Trina, anesthésiée sur le fauteuil du dentiste. Le chlorophorme assimile ici la jeune fille à un cadavre et Mc Teague à un violeur et à un nécrophile en puissance... Moins connue, la première entrevue de Mc Teague avec sa fiancée qui vient le chercher à la gare. Là encore, il l'embrasse fougueusement. Mais Stroheim, avec une rare maîtrise, zappe brutalement et se contente, diabolique, de nous donner un plan des jambes des personnages : Mc Teague est si grand et si costaud que, pour pouvoir embrasser Trina, il est obligé de l'amener à sa hauteur. Du coup, on voit les jambes de la jeune fille se débattre dans le vide, à hauteur presque des genoux de son futur époux. Pour la nuit de noces, rien d'éclatant, là encore. Mais le spectateur peut presque toucher la terreur de Trina et la façon dont Mc Teague ferme les rideaux du lit a quelque chose d'insoutenable et d'hypnotique, qui me fait toujours penser au Dr Caligari se retirant avec César, son medium. Sur la sexualité de Mc Teague, qu'il impose à sa femme, Stroheim nous donne une autre indication, mais alors que le couple se défait : Trina, qui sombre dans la folie, refuse de donner de l'argent à Mc Teague et celui-ci lui mord les doigts. Pour le résumé de l'intrigue de "Greed", voyez ici celui de Philippe Serve : http://pserve.club.fr/filmsR.htm#Rapaces C'est complet et vraiment excellent. Pour les littéraires, je précise que Frank Norris, l'auteur de "Mc Teague", était un émule d'Emile Zola et que son roman se voulait naturaliste. Stroheim y fut fidèle, notamment dans la fameuse scène du banquet de mariage, où les invités mangent avec les doigts. Quant à la scène finale, celle que Stroheim alla filmer dans la Vallée de la Mort, par 50° de chaleur, elle est bien digne de la noirceur de "L'Assommoir" et l'on peut penser que John Huston y a pensé pour "Le Trésor de la Sierra Madre." http://messidor.over-blog.net/article-2567741.html _________________________________________________________________________ Résumé de Greed par Philippe Serve : Au début du siècle, le fruste et parfois violent MacTeague (Gibson Gowland) qui travaille dans les mines d'or de Californie, part avec un dentiste- charlatan pour apprendre le métier, poussé par sa mère. A San Francisco, une fois installé à son propre compte, il rencontre par l'intermédiaire de son ami Marcus (Jean Hersholt) la timide Trina (Zasu Pitts), petite amie de ce dernier. Il en tombe amoureux et Marcus s'efface. MacTeague épouse Trina qui, peu de temps après, apprend qu'elle a gagné 5000 dollars grâce à un billet de loterie acheté du temps où elle était encore avec Marcus... Commence alors une vraie descente aux enfers... Obsédée par son argent dont elle refuse de dépenser le moindre cent, elle sombre dans l'avarice tandis que Marcus, jaloux, cherche à se venger et à récupérer l'argent qu'il estime être le sien... Trina (qui continue à cacher son magot) et MacTeague tombent dans la misère et deviennent de vraies épaves... Le drame est inévitable... (voir Résumé détaillé. Attention ! Il ne cache rien de l'histoire) Il existe quelques films dont on peut dire à coup sûr, dès la première vision et sans peur de se tromper: "Voilà bien un des chefs d'œuvre de l'Histoire du Cinéma ! ". LES RAPACES en fait partie. Cette œuvre à l'origine gigantesque (plus de 10 heures !), adaptée du roman de Frank Norris ("Mac Teague", 1899) et finalement réduite après plusieurs étapes intermédiaires à 2 heures 15 par le producteur Irving Thalberg, contre l'avis de son réalisateur Erich von Stroheim, reste malgré ce charcutage d'une puissance incroyable... Pas étonnant qu'il ait scandalisé à sa sortie et contribué à l'odeur de soufre attachée à la personne de Stroheim ! C'est du noir de chez noir ! Rien ne vient sauver qui que ce soit, pas une once d'espoir ou de rédemption... Une œuvre de cruauté totale. Comme dans tous ses films, le réalisateur autrichien ajoute à cette cruauté des scènes au sadisme et à l'érotisme trop puissant pour l'époque. Ainsi de la nuit de noces ou des morsures infligées par MacTeague à Trina (voir Résumé détaillé). La démesure du film réside aussi dans son tournage. Stroheim veut absolument garder le réalisme du livre (Norris est considéré comme un Zola US) et refuse de se servir des studios d'Hollywood. Il tourne tout en extérieurs, notamment à San Francisco et en "vrais" intérieurs. Mais le plus incroyable demeure la longue scène finale se déroulant dans la "Vallée de la Mort". Contre toute attente, Stroheim transporte son équipe au cœur même du désert de Mojave et y tourne la fin de son film par 50 degrés à l'ombre (sauf qu'il n'y a pas d'ombre…). Et qu'importe si la moitié de l'équipe de tournage doit être hospitalisée, y compris Jean Hersholt (Marcus) dont le visage fiévreux à l'écran n'est pas "du cinéma" !! La dénonciation de l'aliénation par l'argent, jusqu'à la folie, est implacable. La transformation de Trina d'une jeune fille innocente et timide en véritable folle pleine de cruauté nous saisit par sa violence. De même l'animalité brute de MacTeague (à chaque fois qu'il embrasse Trina, il fait preuve d'une fougue révélant une sexualité exacerbée et qui ne pouvait que scandaliser à l'époque), victime tout à la fois de son héritage parental (père alcoolique) et d'une épouse qui le domine, homme simple alternant entre tendresse et soudaine violence et qui, lui aussi, finira par craquer à l'appât de cet or qu'il avait commencé par extraire de la mine. Enfin, Marcus, dévoré par la jalousie, la haine et la cupidité, se transforme d'un gentil type amusant en un fou furieux... Stroheim n'oublie pas d'insérer quelques traits d'humour (noir), via la famille de Trina ou au banquet de mariage (chacun mange comme un cochon, dévorant des carcasses de têtes d'animaux entières avec les mains, du pur Stroheim !), mais à vrai dire très peu... La mise en scène est d'une remarquable inventivité. L'alternance des plans rapprochés et éloignés, l'importance donnée à la profondeur de champ, certains effets de contre-plongée, l'insertion de plans oniriques et symboliques, la teinte de certaines séquences ou images (tout ce qui se rapporte à l'or est jaune, et bien sûr la séquence finale dans la Vallée de la Mort écrasée de soleil), tout démontre le travail d'un génie du 7ème Art. Un plan est particulièrement extraordinaire… Alors que le mariage de Trina et MacTeague est célébré dans un appartement, on aperçoit, derrière le prêtre, par la fenêtre, passer un enterrement. Et le mariage dans sa solennité est aussi triste et sordide que le sont les funérailles ! L'interprétation est parfaite avec mention spéciale à Zasu Pitts, vraiment fascinante dans sa manière de faire évoluer son personnage... A ne rater sous aucun prétexte ! Philippe Serve http://pserve.club.fr/filmsR.htm#Rapaces résumé détaillé ici : http://pserve.club.fr/Rapaces_resume_detaille.html#rapaces_resume _________________________________________________________________________ http://www.ordiecole.com/cinema/von_stroheim.txt