Les survivants, film de Patrick Rotman (né en 1949) La dernière année des camps et leur libération : Je ne voulais évidemment pas refaire Shoah. Je ne voulais pas faire non plus un film sur le système concentrationnaire en général. Mon sujet était plus modeste et limité : rendre compte de la dernière année des camps et leur libération. Ce film nous conduit très précisément des derniers mois d’Auschwitz à la libération des derniers camps, du printemps 1944 au printemps 1945. Je ne voulais pas non plus faire un film d’historien, froid et distancié, mais plutôt faire revivre ces moments par le regard et les mots de ceux qui l’avaient vécu. En fonction de ce cadre précis, j’ai évidemment recherché des témoins qui avaient été déportés à Auschwitz et qui étaient, pour l’essentiel, des dé- portés juifs, et d’autres qui étaient des résistants. C’est le récit construit avec ces témoignages qui mène le film. En confrontant ces destins individuels à la grande Histoire, le film opère un va-et-vient permanent entre ces deux axes. Bergen-Belsen, Dachau et Buchenwald : Je savais aussi que je ne pouvais pas parler de tous les camps. Je voulais me concentrer sur les principaux. Il se trouve qu’il existe pas mal d’images sur Bergen-Belsen, Dachau et Buchenwald. Il se trouve aussi que c’est justement dans ces camps — surtout Bergen-Belsen et Buchenwald — que les déportés des camps de l’Est ont été transférés au début de janvier 1945. L’idéal étant de trouver des témoins qui avaient été à Auschwitz et évacués dans ces lieux-là. Ce sont évidemment ceux que j’ai retenus. L’appel à témoins -si j’ose dire - a été réalisé au travers des circuits habituels : associations et contacts personnels. J’ai tourné beaucoup de témoignages pour n’en garder finalement que dix. Ensuite, il fallait que ces témoignages s’intègrent parfaitement dans le rythme et la cohérence du film. Tout s’est fait en concomitance : la recherche d’images, l’écriture, la construction et les témoignages. C’est une alchimie, un mouvement permanent. La mémoire des témoins : Il est très impressionnant de voir à quel point la mémoire de ces femmes et de ces hommes reste claire et précise. Quand vous vivez des événements aussi dramatiques, aussi traumati- sants, je pense que vous êtes capable, toute votre vie, de vous souvenir du moment où vous avez vu le cadavre de votre père passer sur une brouette, du moment où, sur la rampe de Birkenau, vous avez été séparée de votre mère… Tout cela s’inscrit à jamais dans la mémoire, d’une manière évidemment indélébile. Pour beaucoup, avoir gardé cette histoire pour eux et en eux pendant des décennies, comme si elle avait été, en quelque sorte, congelée, fait qu’elle jaillit intacte, pour peu qu’elle soit sollicitée. De plus, le temps ayant passé, le travail personnel de deuil et de mémoire a été accompli… Ce qui explique sans doute cette distance, voire cette ironie pour certains, à évoquer ces horreurs. Je pense, d’ailleurs, que ce recul est d’autant plus émouvant. Il y a, à cet égard, des moments d’une force inouie. Il faut dire que j’ai enregistré plus de cinquante heures de témoignages et que ce qui s’y trouve dans le film était bien sûr nécessaire à l’histoire et à la construction du récit, mais représentait aussi ce qu’il y a de plus fort et de plus symbolique. J’ai d’ailleurs dû sacrifier — à regret — des moments extraordinaires. Cependant, quand j’ai rencontré Madeleine et Jacques Goldstein, j’ai su tout de suite que j’ouvrirai et fermerai le film avec eux : leur séparation brutale sur la rampe de Birkenau et leurs retrouvailles miraculeuses au Lutétia. Il était impossible de passer à côté d’une si incroyable histoire. Quand la parole et l’image coïncident : Je me suis entièrement fixé sur le récit des témoins. Pour certaines séquences, comme celle des marches de la mort, il n’y a aucune image. En revanche, à d’autres moments, il y a coïn- cidence entre la parole des témoins et l’image. Je pense à l’émotion de François Bertrand qui était à bord de ce fameux train, parti de Buchenwald, et qui a erré pendant trois semaines dans le IIIeReich. Il se trouve que George Stevens a filmé ce train en couleur après son arrivée à Dachau : des images hallucinantes de cadavres empilés dans les wagons - 4200 morts pendant le trajet sur 5000 déportés. A ce moment précis, on a les images et le regard de ce témoin… Je pense à la libération de Buchenwald aussi, avec la visite des civils, racontée par Maurice Wolf ou le premier mai, à Dachau, raconté par Jacques Sergent… Des images d’archives stupéfiantes : Certaines images d’archives m’ont vraiment étonné, voire stupéfait. Je pense à un film visi- blement tourné par les SS à Dachau, en 1943-1944, ou ces images aériennes, du camp de Buchen- wald, ou ce long travelling pris d’avion, en couleur, sur les ruines de Berlin… Il y a, bien sûr, beaucoup de documents que je connaissais. Par exemple, j’ai fait il y a dix ans, avec Jorge Semprun, un film à Buchenwald et j’avais vu les images de la visite des civils allemands. Mais, là, j’ai découvert le film en couleur. Mon film insiste beaucoup sur la distinction entre camps d’extermination et camps de concentration. Il était nécessaire d’être très pédago- gique et très clair pour faire comprendre, par exemple, les trois camps d’Auschwitz et les situer géographiquement. C’est pour cette raison que j’ai utilisé des photos aériennes. Pour que le récit des témoins soit clair, il était important de comprendre la topographie des lieux. La victoire d’un certain système : Ce qui m’a le plus frappé dans les témoignages, c’est la vie souterraine des camps décrite dans leurs livres par David Rousset, Primo Lévi ou Jorge Semprun : comment survit-on dans un camp et à quel prix… la hiérarchie, les inégalités… jusqu’à quel point la vie dépend d’un bol de soupe ou d’un commando de travail, bref, cette espèce de hasard inouï qui détermine la sur- vie dans cette jungle dont parle François Bertrand, à savoir comment les déportés reprodui- saient entre eux, les antagonismes, et les affrontements dans ce train, la nuit, pour un man- teau, une couverture. Ce sont des thèmes qui écornent l’image de la fraternité entre les déportés. Bien sûr, cette fraternité existait, mais il y aussi cette lutte à mort pour la survie. François Bertrand le dit très bien : « la victoire de ce système, c’est qu’il a fait de nous des animaux qui se battaient pour un bout de pain ». C’est, dans un sens, le prolon- gement de ce que j’avais déjà abordé dans L’Ennemi Intime, la confrontation permanente du bien et du mal au sein de chaque individu. Dans le système concentrationnaire, le mal et le bien cohabitaient : on le vérifie, par exemple, avec les kapos, ces déportés qui avaient droit de vie et de mort sur les autres détenus… Parmi les raisons de ce fameux silence des déportés à leur retour, il y a aussi cela : ce qu’ils ont vécu est d’une certaine manière irracontable et incompréhensible pour les autres. Propos recueillis par Noëlle Corbefin Déconseillé aux moins de 10 ans Un documentaire de Patrick Rotman Une production Kuiv Productions avec la participation de France 3, France 5, TV5, Planète, TSR, RTBF ________________________________________________________________________________ Patrick Rotman... A publié une quinzaine de livres dont: • Les intellocrates • Tant qu’il y aura des profs • Les porteurs de valises • Génération • Tu vois, je n’ai pas oublié (tous ces titres avec Hervé Hamon) • La guerre sans nom (avec Bertrand Tavernier) • L’ennemi intime • L’âme au poing A créé et animé le magazine d’histoire sur France 3 • Les Brûlures de l’histoire (France 3, 1993-1997) : Une soixantaine d’émissions dont plusieurs portent sur la Seconde guerre mondiale : Le cas Bousquet, L’affiche rouge, L’État milicien, La guerre des ondes, Les secrets du jour J, L’épuration, Vichy et les juifs, Les Collabos Est l’auteur pour la télévision de documentaires historiques : • Le destin de Laslo Rajk (avec J. Kanapa), Arte, 1995 • Jorge Semprun, l’écriture et la vie (avec L. Perrin), Arte, 1996 • Chasse aux sorcières à Hollywood, France 3, 1997 • Le gel du printemps, Prague 68, France 3, 1998 • Mai 68, dix semaines qui ébranlèrent la France, 2 x 52 min, France 3, 1998 • Le Retour du Général, France 3, 1998 • La foi du siècle (avec Patrick Barbéris), Arte,1999, 4 x 52 min • François Mitterrand, le roman du pouvoir (avec le concours de Jean Lacouture), 4 x 52 min, France 3, 2000 • L’Ennemi intime, 3h30, France 3, 2002 • Eté 44, 1h52, France 3, 2004 Est co-auteur avec Bertrand Tavernier du film "La guerre sans nom" (1992) http://programmes.france3.fr/evenements/1945_2005/9755469-fr.php http://programmes.france3.fr/evenements/1945_2005/9766865-fr.php http://programmes.france3.fr/evenements/1945_2005/9766906-fr.php http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants1.mht http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants2.mht http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants3.mht http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants4.mht http://www.kuiv.com/stuff/pdf/DP%20Les%20Survivants.pdf http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants1.pdf http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants2.pdf ____________________________________________________________________________________ http://www.ordiecole.com/cinema/rotman_survivants.txt