Transcription de l'entretien entre Richard Dindo et Irène Omélianenko (6 mai 2010) Richard Dindo : Il y a un poète juif que j’aime beaucoup (…), Edmond Jabès. Il dit : « Par où commence le monde ? Par l’image ou par la parole ? ». Evidemment, tout le monde dit que le cinéma commence par l’image : d’abord l’image et il n’y a rien d’autre que l’image. Moi je pense que le cinéma peut aussi commencer comme le monde, avec la parole. Et donc, un film sur un poète, il est évident pour moi que c’est d’abord un homme qui parle et qui essaie de comprendre sa vérité à travers sa parole. Ensuite il s’agit de mettre en scène cette vérité avec cette parole-là, et lui rajouter des images, des images que j’appelle des images possibles. Chez Rimbaud, c’est les images de sa vie, en Afrique et ailleurs. Je crois qu’avec le « Rimbaud », j’ai détruit le mythe de l’enfant poète… le bel homme… le rebelle éternel. Et ce que les gens n’aiment pas dans ce « Rimbaud », ici en France, ce sont d’une part les acteurs, c’est-à-dire que c’est un film documentaire avec acteurs, ça donne cette étrangeté difficile à assumer, et puis le fait que Rimbaud se renie, s’abandonne, erre dans les déserts d’Afrique et meurt bêtement, comme tout le monde. Vous voyez ! J’ai fait mourir Rimbaud, tout simplement. Les quelques personnes mythiques sur lesquelles j’ai fait un film, je les ai tout de suite dépoussiérées de leur mythe, je leur ai rendu immédiatement leur dimension humaine. Mais avec « Le Che » ça a mieux marché ! Tout le monde a accepté mon image du Che, même l’extrême gauche – et c’est assez inhabituel de leur faire accepter quoi que ce soit ! Mais avec le « Rimbaud », effectivement, je suis mal tombé, et… disons, je suis un peu… pas triste, je suis quelqu’un qui ne se laisse pas abattre, mais enfin c’est un peu dommage parce que c’est un film qui n’existe pas en France. Alors que c’est le film où je suis allé le plus loin dans l’art de la biographie. Irène Omélianenko : Quel petit garçon vous étiez, Richard Dindo ? Richard Dindo : Quel petit garçon ? Je suis né donc à Zurich dans une famille ouvrière italienne. Mon père était toujours absent parce qu’il travaillait ailleurs, donc je l’ai à peine connu. Ma mère en avait marre. Quand j’avais 12 ans, elle est partie aussi. Donc à 12 ans, je me trouvais seul au monde. Mais ça ne m’a pas beaucoup gêné, ça ne m’a même pas catastrophé. Un jour je rentre à la maison et un frère me dit : « Tiens ! On est seuls, la mère est partie et le père n’est pas là non plus ». Donc on était libres. J’ai eu une enfance libre dans la mesure où personne ne m’a jamais dit : « Ne fais pas ceci, ne fais pas cela ». Personne ne m’a jamais rien dit. Donc j’étais totalement libre et je suis resté un homme libre. J’ai toujours eu horreur de la dictature. Irène Omélianenko : Avec peut-être un fond d’inquiétude quand même, parce que à 12 ans sans les parents… Richard Dindo : Oui, naturellement… Une inquiétude qui s’aggrave d’ailleurs avec les années ! Oui, oui, c’est bien vu… Inquiétude… Plus même parfois, angoisse même parfois. Mais volonté de résister. Continuer à vivre et faire les films que j’ai envie de faire. Créer mon œuvre. J’ai toujours été étonné de faire des films, me demandant comment moi, venant de nulle part, comment j’ai été capable de faire des films. Ma sœur me dit : « Comment t’as été capable ? ». Je me le demande moi aussi. Ca s’est passé comme dans un rêve. C’est très difficilede comprendre pourquoi on est capable de faire des films… Venant d’où je viens, sans aucune culture. Je n’ai pas fait d’école importante, je n’ai pas fait d’études, je n’ai même pas fait le bac. Donc un autodidacte total. A l’âge de 12 ans, je commence à lire la grande littérature, tout seul. Et je me suis fabriqué tout seul, d’abord dans la littérature, ensuite au cinéma, avec les films. Irène Omélianenko : La littérature c’est la colonne vertébrale de vos films aussi ? Richard Dindo : Oui, oui, comme par hasard, je veux dire... C’est ce qui m’a formé. Je suis quelqu’un qui a été formé par la littérature, par la lecture, par les écrivains. Je ne suis pas fier de mes films parce que je les ai faits dans une espèce d’étonnement, étonné toujours d’avoir fait des films dans une espèce de somnambulisme. Mais je suis un petit peu fier qu’à 16 ans, allant dans une librairie chez un antiquaire – je vivais dans une maison de jeunes, sans parents et on avait un argent de poche de 15 francs suisses par mois, et avec ces 15 francs j’ai acheté des livres, tous les mois, chez un antiquaire. Donc je vais chez lui et je cherche ce qui m’intéresse. Et un jour je sors un livre qui s’appelait Combray. Un livre de poche, en allemand évidemment. Et je commence à le feuilleter et j’ai été tout de suite passionné, saisi. Et depuis, je peux dire que cette écriture-là m’habite comme une musique, comme un rythme musical et intérieur. De ça, je suis un peu fier. Que j’étais capable moi, fils d’ouvrier italien venant de nulle part, de comprendre l’importance de l’œuvre de Proust. Irène Omélianenko : On sait de vous Richard Dindo que la naissance finalement de vous, cinéaste, se serait passée un petit peu à Paris, mais avant ça vous aviez quitté la Suisse pour prendre la route… Richard Dindo : Oui, j’ai voyagé un peu en autostop. Et on voulait aller aux Indes. J’étais avec un ami. Et puis on n’avait plus d’argent et on est revenu. On s’est séparés à Bagdad, je crois. Et je suis allé visiter le musée national irakien et c’était essentiellement de la culture sumérienne. Je ne savais rien de rien, j’étais étonné... Aujourd’hui encore je suis étonné : mais pourquoi je suis allé dans ce musée ? Et j’ai été ébloui par la beauté de ces objets, de la culture sumérienne, de ces objets, des alabastres blancs, des figurines… Et là, j’ai compris ce que c’est que la culture. C’est–à-dire fabriquer des objets beaux en soi qui sont en même temps des objets de mémoire. Je pense que tout mon cinéma est né là-dedans, dans cette conscience-là. Et là j’ai compris à quoi sert la culture. Qu’est-ce qu’on saurait aujourd’hui du peuple sumérien s’il n’y avait pas eu des artistes qui avaient laissé des objets impérissables ? Malheureusement, le cinéma n’est pas impérissable. Et donc c’est un grand problème, un problème immense dont personne n’est vraiment conscient, sauf moi parce que je connais la fragilité des choses, le côté périssable des choses, étant justement toujours angoissé par ce temps qui passe. Voilà, c’est dans ce musée que suis né cinéaste probablement, en tous cas où j’ai compris à quoi sert la culture. Et puis je suis allé en Israël et j’ai rencontré une femme là-bas, une juive espagnole. A l’époque je n’avais aucune ambition, je ne savais pas quoi faire de ma vie, je voulais devenir… disons, habitant d’un village de pêcheurs espagnols et ne jamais travailler. Je pensais que travailler c’est inutile, on perd son temps. Et lire ! Seulement lire, et peut-être écrire, sans aucun but précis. Et cette femme, elle trouvait ça insupportable. Et elle m’a dit : « Tant que tu n’as aucun projet, aucune ambition, je ne veux rien avoir à faire avec toi ». Et elle m’a poussé à faire quelque chose. Elle m’a dit : « Qu’est-ce que tu pourrais faire de ta vie ? Quelque chose d’intelligent », et elle m’a dit : « Fais du cinéma ». Parce que son père était distributeur de cinéma. Et voilà comment je suis devenu cinéaste, ne sachant absolument rien de rien. Enfin bref… Et donc, voilà ! Après je suis allé à Berlin, pour faire des études de cinéma. Parce que moi je n’avais aucun bac, je n’avais aucun diplôme, rien. Et évidemment, je n’ai même pas été accepté à l’examen que je n’aurais d’ailleurs pas réussi. Et à Berlin j’ai compris que je n’avais rien à foutre en Allemagne, c’est un pays que je n’aime pas, et j’ai lu dans un journal de cinéma que les gens de la Nouvelle Vague n’avaient pas fait d’études non plus, d’aucune sorte, qu’ils étaient allés à la cinémathèque pour voir des films et que c’était largement suffisant pour devenir cinéaste. A cette époque j’ai vu un film qui s’appelait « Pierrot le fou », en allemand, et c’est un autre étonnement de mon existence. Pourquoi ai-je été capable de comprendre ce film ? Moi qui n’a été éduqué par personne, qui ne savais rien, comment ai-je été capable d’être ébloui par la beauté, le lyrisme, la poésie fulgurante de ce film ? Et ce qui m’a gêné, c’est évidemment que c’était en allemand. Je me suis dit « Tiens ! Il faut aller à Paris, apprendre le français, voir ce genre de films en français, lire Proust en français - j’étais en train de lire et relire Proust à cette époque – et aller à Paris et à la cinémathèque ». Et voilà comment je suis devenu cinéaste de Bagdad, Berlin à Paris. Irène Omélianenko : Moi ce qui me frappe dans votre travail documentaire Richard Dindo, c’est que, finalement, vous nous proposez de rentrer dans des univers essentiellement masculins. A part, d’un côté, Charlotte Salomon, le portrait que vous avez fait de cette jeune femme, et une partie de votre travail que je connais peu, et où j’ai bien compris qu’il y avait aussi des femmes, qui se passe dans les hôpitaux, où vous avez travaillé notamment avec trois jeunes filles. Mais sinon, j’ai l’impression que les femmes sont un peu à la marge dans votre œuvre. Richard Dindo : Les femmes dans ma vie sont essentielles, elles m’ont tout appris. Et dans mes films elles sont très présentes, et importantes, et souvent plus présentes et plus importantes, comme d’ailleurs dans la vie, que les hommes. Irène Omélianenko : Mais comme narratrices, pas comme figures centrales. Richard Dindo : Oui, c’est ça. Mais la figure centrale est plutôt un homme chez moi, c’est vrai. C’est lié sans doute au père absent mais aussi au fait que j’ai l’impression que c’est aux femmes de filmer les femmes. J’ai l’impression que ce n’est pas à moi de filmer les femmes. On me le dit parfois : « Comment vous viennent les idées ? Pourquoi vous faites tel ou tel film plutôt qu’un autre ? » C’est de l’ordre de la logique et du hasard, on ne peut pas savoir. Mais ça ne correspond pas à ma vie. Ma vie est peuplée de femmes et pratiquement que de femmes. Les hommes ont joué toujours un rôle secondaire dans ma vie. Mais effectivement, je cherche un peu à m’identifier avec mes personnages. C’est-à-dire que moi je suis un cinéaste que j’appellerais objectiviste. J’aime être absent, j’aime être invisible. J’aime les artistes qui se mettent eux-mêmes en jeu et au cœur de leur œuvre mais je ne saurais pas faire ça et je n’aimerais pas faire ça. Je n’aurais ni l’ambition, ni le narcissisme, ni la volonté de le faire. J’aime être absent. Et donc, je m’identifie à l’autre qui parle à ma place et qui dit ce que je pense moi-même. Tout ce qui est dit dans mes films, c’est ce que je pense moi-même. Quand je fais des films sur des écrivains, chaque phrase que je choisis, pour être citée dans le commentaire, dans la voix off, dans ce que j’appelle le monologue intérieur de mon personnage, chaque phrase, je l’ai rêvée moi-même d’une certaine manière. C’est-à-dire que le langage de l’autre est mon propre rêve de langage. Donc il est logique que je fasse ça plutôt avec des hommes. Même si Simone de Beauvoir, je pourrais aussi parfaitement m’identifier avec elle. Quand elle écrit à Al Green, tout ce qu’elle dit… Marguerite Duras, les grandes françaises, je pourrais aussi facilement m’identifier avec leurs sentiments et leur langage. Mais il se trouve que j’ai fait les films que je devais faire mais, vous avez raison, le personnage lui-même, vivant ou mort, est en général un homme chez moi, mais justement absent. Irène Omélianenko : Ça vous arrange qu’il soit absent ? Richard Dindo : Ça m’arrange assez ! Irène Omélianenko : C’est troublant, Richard Dindo, parce qu’au fond, votre territoire du documentaire, c’est quand même toujours le territoire de gens ou morts ou absents. Richard Dindo : Oui, ça a sans doute affaire avec l’absence du père dans ma vie. C’est-à-dire qu’on vient toujours de très loin, on ne sort jamais vraiment de l’enfance, on est toujours la personne qu’on a été dès le début d’une certaine manière. Il est clair que j’ai toujours été hanté par cette absence-là, et aussi cette fascination pour la mémoire qui vient de cette enfance un peu perdue, sans doute. Cette difficulté de vivre dans le présent, dans le présent concret… C’est clair, je vis dans les villes avec les morts, qui me regardent ; je me sens regardé par les morts. Et surtout, évidemment quand je fais un film sur le Che, sur Gauguin, sur Kafka… Ces morts là me regardent et j’essaie de faire des films qui leur sont dignes et qui sont dignes de moi-même et du cinéma documentaire que j’essaie de faire. Richard Dindo : Ca, c’est mon dernier film [« Les rêveurs de Mars »]. Irène Omélianenko : Qu’on verra bientôt à Paris je crois. Richard Dindo : Oui, échec complet !... Je croyais faire un film à succès. Je me disais « Dindo, maintenant, pour que le système ne te détruise pas, pas trop rapidement - parce que le système est à la dérive, je parle du financement du cinéma, de la télévision, etc… tout cela est dans un état… disons, à l’approche de la catastrophe -, comment tu vas faire du cinéma jusqu’au bout ? ». Parce que mon but était de créer une œuvre, dès le départ, d’aller jusqu’au bout, et faire le plus grand nombre de films possible. Brecht, le poète allemand, disait un jour : « Dans la théorie, il faut entrevoir toute la marche, et dans la pratique il faut avancer pas par pas ». J’ai certainement appliqué cette phrase. Entre autres, c’est une des phrases que j’ai appliquées. Donc je me suis dit : « Dindo, maintenant il te faut un petit succès sinon tu ne feras plus de films ». Et donc, allons sur Mars ! Et effectivement, il y avait une fascination du paysage martien. Et puis quand même une petite rêverie sur l’utopie. J’ai toujours pensé que le passé est de l’ordre de la mémoire et l’avenir est de l’ordre de l’utopie. Et le présent n’existe pas. Et je pense que l’utopie de l’humanité… L’humanité a un rêve, et on est mort quand on n’a pas de rêve. Déjà les Egyptiens, les Babyloniens, etc… connaissaient l’existence de Mars, en rêvaient. Et donc je pense que c’est quelque chose qu’on finira par faire. Malheureusement nous on ne le vivra probablement plus, mais les premiers pas d’un homme ou d’une femme sur Mars ce seraient un événement exceptionnel. La lune est une dérive, une déviation, une impasse. La vraie planète la plus proche de nous, la plus intéressante, c’est Mars. Richard Dindo : Les gens de mon film pensent sincèrement qu’il y a des êtres humains, ou des êtres ailleurs sur d’autres planètes, et cette idée m’a toujours fasciné moi-même. J’ai toujours pensé que si, un jour, l’humanité rencontrait d’autres êtres qui viendraient d’autres astéroïdes, ailleurs, ce serait l’événement clé de toute notre histoire qui mettrait en cause notre logocentrisme, nos origines, notre conscience de nous-mêmes, notre vision du monde, de l’avenir, etc… Ca serait un bouleversement total et absolu. Et malheureusement, ça, on ne le vivra jamais cet instant-là, mais ça m’a toujours fasciné cette idée qu’on pourrait rencontrer un jour des êtres qui viennent d’ailleurs. source : http://www.franceculture.fr/2010-05-06-transcription-de-l-039-entretien-entre-richard-dindo-et-ir%C3%A8ne-om%C3%A9lianenko.html voir aussi : http://www.ordiecole.com/cinema/dindo_richard_filmographie.txt http://www.ordiecole.com/cinema/cineastes1.html _________________________________________________________________ http://www.ordiecole.com/cinema/dindo_richard_entretien_2010.txt